Ce texte est écrit à l’heure où le moteur du paquebot à réformes du gouvernement Arizona tourne à plein régime et nous inonde d’un panache de fumées noires et visqueuses. Il a pour visée de faire souffler un vent contraire dans les voiles de la révolte, pour rechercher les voies du désir et de la joie dans la contestation.
Or donc, l’infâme le gouvernement Arizona a décidé d’en finir avec la fonction publique et la sécurité sociale. Parachevant des décennies de réformes néolibérales et de privatisation du secteur public, il réfute tout autre rôle pour l’État que celui d’une entreprise, géré comme tel et soumis sans reste aux logiques de productivité. Il ne suffit pas de critiquer cette idéologie. Dans les pratiques, ce qui se passe n’est pas une disparition de l’État, mais au contraire son grand retour dans ses formes les plus dégoûtantes : l’État autoritaire qui impose ses décisions sans aucune espèce d’égards pour celles et ceux qu’elles concernent ; l’État qui érige des murs contre les damnés de la terre ; l’État qui organise les marchés et la fiscalité au bénéfice d’une clique d’oligarques ; l’État, enfin, martial, va-t-en-guerre, qui explose toutes les contraintes budgétaires qu’il affirme par ailleurs vouloir observer avec tant de sévérité dès lors qu’elles touchent aux malades, aux pauvres et à tout ce qui ressemble de près ou de loin à une mission d’intérêt public.
Ce gouvernement veut la fin de l’intérêt général au profit de quelques intérêts particuliers. À l’université, c’est flagrant. Après des décennies de financement à enveloppes fermées et non indexées, la contrainte budgétaire a été rendue de plus en plus forte, sur une période où doublait le nombre d’étudiants. La raison en est simple ; nos autorités préfèrent une main-d’œuvre moins coûteuse à produire et taillée pour le fameux « marché de l’emploi » — des exécutants qui sont capables de bosser et de fermer leur gueule, pas de réfléchir. Ce glissement progressif vers le « qualifiant » se parachève depuis quelques années avec les injonctions de plus en plus fortes faites aux universités à « s’adapter ».
S’adapter à un monde qui change, comprenez ; non pas anticiper le merdier climatique ; pas non plus réfléchir à une société plus juste et qui aurait tiré quelque expérience de son passé guerrier, colonial et extractiviste. Non, non, non ; comprenez, faire des partenariats avec des firmes privées et boucler comme on peut les fins de mois du sous-financement de l’État en pactisant avec les puissances du pognon, là où elles se trouvent — big pharma, big data, big tech, etc. S’adapter, c’est-à-dire progressivement s’aligner sur les sources de profit et renoncer à tous les idéaux qui ont fondé l’institution universitaire. Il y avait la promesse d’un accès à une éducation de qualité pour toutes et tous, quelle que soit leur condition d’origine, l’idée d’un peuple qui investisse pleinement l’avenir de ses enfants, un pari sur une société plus juste et réflexive.
Une certaine idée du service public, c’est-à-dire du service qu’on se rend à nous-mêmes en tant que collectivité ; pas une faveur qu’on quémande. Dans l’attaque tous azimuts sur la fonction publique qui se déroule en ce moment, on entend tous les poncifs les plus agressifs : haine du fonctionnaire, haine du chômeur, haine du migrant et même, fait absolument inédit dans l’abjection politique, haine du malade. Non seulement haine du malade de longue durée, mais même du simple malade d’une grippe saisonnière, qui pourrait se voir invalider des années entières de travail, dans le calcul de sa pension, pour quelques malheureux jours d’incapacité de travail.
Enfin, « pension » … Tout de suite les grands mots. L’attaque sur le régime de pensions de tous les fonctionnaires est d’une brutalité complètement inouïe. En ligne de mire : la fin pure et simple d’un âge limite de la retraite, et l’allongement infini des carrières. Les ignobles MM. De Wever et Jambon ont beau jeu d’aller se gausser « du juge » ou « du professeur », ces nantis « qui touchent 8000 € de retraite par mois ». Beaucoup de professeurs n’atteindront jamais un tel montant. L’entrée dans la carrière est un véritable parcours du combattant : les nominations interviennent de plus en plus tard, et rares sont ceux qui cumulent le nombre d’années de cotisation nécessaires à l’obtention d’une pension au taux plein. Mais de surcroît, toutes les catégories de personnel sont visées par la réforme. Un scientifique permanent, qui occupe déjà une position privilégiée au sein de l’institution, percevra un montant bien plus modeste. Il en va de même pour la majorité des membres du personnel, de la secrétaire de département au technicien de laboratoire, du concierge de bâtiment au manutentionnaire. Bref, pas grand monde ne verra la couleur de ces fameux 8000 €, d’autant qu’il s’agit d’un montant brut. On est loin, à l’université publique, très loin de se vautrer dans les fonds publics comme des porcs dans l’auge, contrairement à ce que ce gouvernement suggère à chacune de ses interventions médiatiques.
La réponse est simple. C’est un grand « non » ! Un non radical à la loi-programme qui va dresser ce terrible carcan budgétaire – à l’exception de l’armée et des fabricants d’armes qui, eux, ont reçu une autorisation à ne pas être comptabilisés au titre de la dette. Pour rappel, le traité de Lisbonne de 2007 prévoyait de dédier 3% du PIB à « l’économie de la connaissance », à la recherche au développement, objectif qui n’a jamais été atteint. En FWB, on n’a même jamais atteint les 1%. Là, pour l’armée, on parle tout à coup de montants allant jusqu’à 3, voire même 5% du PIB. Le transfert est net et sans bavures et, cette fois, effectif. Un pur délire. On prévoit sciemment de fabriquer une nation ignorante juste bonne à s’enrôler pour le champ de bataille, sous le prétexte d’une vague et lointaine « menace russe » qui ne résiste pas deux minutes à une analyse un peu sérieuse. Moins d’étudiant·es et plus de chair à canons ; voilà le menu.
Ce « non » qu’il nous faut maintenant opposer à cette loi-programme repose sur plusieurs mensonges patentés, dont voici les trois les plus flagrants :
Pour ce qui concerne l’université comme institution, il y a une mauvaise et une bonne nouvelle. Commençons par la mauvaise. La mauvaise nouvelle, c’est que l’université a complètement désappris la lutte politique. Il n’y a plus aucune culture du conflit, du désaccord ; on n’a plus les voies de passages, les moyens d’expression, la radicalité ni la détermination nécessaire. Le mercredi 7 mai dernier, le mouvement « Université en colère » a entamé des hostilités contre le projet du gouvernement. Il y avait de quoi s’en féliciter. À cette occasion, un prof qui n’est pas loin de l’âge de la retraite a témoigné qu’en 35 ans de maison, c’était la première fois qu’il assistait à un événement de l’ordre d’une contestation organisée. Il y a eu une longue éclipse politique, alors même qu’en France, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, des contestations plus déterminées n’ont pas cessé d’avoir lieu.
Pourtant, sur cette même période, ce ne sont pas les raisons de protester qui ont manqué. L’université est prise entre un étau budgétaire et un ethos de marché, de productivisme et de compétition. Cela produit une situation infernale pour les jeunes chercheur·euses ; une pression de dingue à publier beaucoup même quand on n’a rien à dire, à s’exporter même quand on n’a rien à faire à l’étranger, à ramener plein de fric même si tout ce qu’on veut c’est pouvoir faire notre métier, c’est-à-dire nos recherches, dans des conditions à peu près correctes. Bien évidemment, un porte-à-faux permanent comme celui-là attise les burn out et rend tout simplement les gens dingues. Ils ont raison de devenir dingues puisqu’ils sont soumis à un régime de fous. Il est de plus en plus difficile d’obtenir une nomination à titre définitif et le cahier des charges pour y parvenir ne cesse de s’alourdir.
Venons en à présent à la bonne nouvelle. Puisqu’on a tout désappris, on peut donc tout réapprendre. On peut réinventer des modalités de la lutte sociale et politique. Un vent de colère gronde depuis les grandes profondeurs de notre société et de notre alma mater, qui n’est pas braqué uniquement sur cette réforme des pensions, mais porte en lui le souffle des colères successives et de la grande amertume suscitée par la situation qui nous est faite et refaite depuis des décennies maintenant.
Nous avons une certaine idée de la fonction publique à défendre. Nous avons une certaine idée de la société plus juste et solidaire que nous voudrions voir advenir ; une idée qui n’est pas figée dans des tétanies paranoïaques, autoritaires ou sadiques. Nous avons une certaine idée du monde dans lequel nous voulons vivre, où on n’est pas retranchés dans des déserts de béton, entourés de barricades, à attendre l’agresseur supposé (à savoir, tout qui n’est pas nous) avec le couteau entre les dents. Ni tour de béton ni tour d’ivoire. Arizona : no dream.
Alors, que faire ? Il faut se concerter et prévoir une riposte graduée. Il faut bien évidemment avoir recours aux instruments classiques de la contestation politique : la pétition, la manifestation, la grève. Nous avons besoin de descendre dans la rue avec les profs de secondaire qu’on veut exclure de la fonction publique alors que leur métier est dans une crise encore plus profonde que le nôtre, avec la magistrature, les greffes et les huissiers, qui composent avec des bouts de chandelle depuis si longtemps, avec le secteur associatif qui tire la langue et doit multiplier de plus en plus les contorsions pour obtenir des subsides de plus en plus pingres, sans même parler de l’éducation permanente et des musées qui sont tout simplement méprisés par ce gouvernement Arizona.
Nous devons nous faire entendre avec les étudiant·es, dont la conséquence prévisible de toutes ces réformes, à moyenne échéance, est que le minerval explose, restreignant l’accès aux études à une petite minorité ; qui n’auront plus pour professeurs que de vieux croûtons, contraints de mourir en chaire pour éviter un « malus » en prenant leur pension trop tôt (à 72 ans), bouchant ainsi toute perspective pour les plus jeunes. Des étudiant·es qui ont certainement d’autres aspirations aujourd’hui, pour bon nombre d’entre eux, que de devenir des petits soldats du capitalisme, machines bien rodées juste bonnes à faire du fric. Toutes les alliances sont importantes et elles se feront par des marches dans la rue, par des blocages conjoints, par des grèves concertées – voire par des sabotages avisés. Les syndicats, notamment, portent un héritage des luttes sociales et disposent de leviers d’action qui seront indispensables à ce réveil politique bien nécessaire — car l’enjeu de la riposte est à la mesure de l’attaque menée par l’Arizona.
À ces outils importants et légitimes, ajoutons toutefois quelques propositions. Car ce gouvernement semble bien déterminé à faire la sourde oreille. Ce qu’il veut, c’est enterrer pour de bon, avec la fonction publique, le modèle de concertation sociale à la belge, qui a certes toujours été déséquilibré à la faveur du patronat, mais qui donnait tout de même un cadre de négociation et quelques balises importantes de respect mutuel. Un minimum de garanties processuelles. Voici quelques idées d’action subversives avec lesquelles tout le monde a bien sûr le droit élémentaire d’être en désaccord partiel ou total, mais qui ont pour trait commun de rechercher une efficace:
Quora Reggi: Les grands-parents de Quora Reggi sont venus du sud de l’Italie et de Flandre occidentale, fuyant la faim pour travailler dans les mines de la région liégeoise. Ses parents se sont logiquement rencontrés à l’Athénée royal d’Alleur. Après des études secondaires au DIC Collège, Quora entre à l’Université de Liège, où elle obtiendra un doctorat en océanographie clinique. Elle enseigne aujourd’hui cette discipline à Liège et à Bratislava. Elle compte prochainement changer d’orientation professionnelle pour devenir malade de longue durée.
