Déranger l’idylle
Une analyse de Hugues Croibien
Publiée le 04/12/2025

Quelques considérations à propos du mythe du progrès dans la vallée de la Vesdre.

À l’été 2022, alors que nous arrivons à Trooz pour tenter de développer une action culturelle sur la place Texeira, dans le quartier de la Brouck, les pouvoirs publics locaux sont en pleine reconstruction de la commune. L’administration communale fait notamment rénover un lieu emblématique, au carrefour des secteurs culturel, touristique et patrimonial : le « Maka », dévasté par les inondations. Ce lieu, chargé d’histoire et situé sur le site de la Fenderie, avait accueilli, entre le XVIᵉ et le XXᵉ siècle, un gigantesque marteau (maka en wallon) qui battait le fer forgé au rythme du bief de la Vesdre et de sa roue hydraulique.

En accord avec la commune, nous décidons alors d’organiser un premier événement dans ce lieu rénové. Nous proposons un ensemble d’activités qui nous semblent cohérentes : un atelier d’écriture visant à s’appuyer sur le passé du lieu pour imaginer un futur, des démonstrations d’artisans forgerons et de maréchal-ferrant, notre guinguette conviviale, des concerts  et un mini spectacle son et lumière (avec cracheurs de feu) qui, malgré une météo exécrable, parvient à produire son petit effet.

Nous souhaitons également proposer une exposition sur l’histoire de ce lieu emblématique. Dès le départ, cette exposition a été imaginée comme l’élément qui nous permettrait d’exercer notre regard critique sur le passé du lieu et, surtout, d’inviter le public à construire le leur à travers le médium de l’exposition[1].

Nous avons donc entamé nos recherches historiques sur le terrain, en commençant par discuter avec les personnes qui « habitaient » le lieu[2]. Nous nous sommes vite rendu compte qu’il existait chez eux et elles, comme partout où l’industrialisation a laissé son empreinte, une sorte de fierté ouvrière indissociable d’une nostalgie d’un passé industriel révolu.

D’ailleurs, lorsque nous étions installés sur la place Texeira à Trooz, Pierrot — un homme de presque 90 ans, habitant ce quartier depuis toujours — nous racontait souvent, et en détail, son passé d’ouvrier aux usines Prayon. Il évoquait l’ambiance des équipes, les anecdotes qui émaillaient les journées de travail, la vie du quartier et… les cheminées de l’usine.

« Avant c’était quelque chose sais-tu, y en avait des cheminées à l’usine. On les voyait d’ici ; y en avait au moins 12… Ou 13 je ne sais plus. On les voyait d’ici, de la brouck. Maintenant y en a plus qu’une…»

Un peu comme si la fierté de l’ouvrier qu’il était se mesurait à la grandeur de l’usine, laquelle se mesurait au nombre de cheminées crachant la fumée noire qui avait pollué de métaux lourds les environs de Trooz pendant plus d’un siècle. Mais d’où vient cette fierté ? Comment est-elle née ? Comment a-t-elle (sur)vécu jusqu’ici ? Ne doit-on pas appeler cela une nostalgie ? Quelle en est la différence ?

Monts et merveilles

Une première intuition nous pousse à penser qu’il y a, d’un côté, les différents récits qui parent l’industrialisation d’un vernis magnifiant et, de l’autre, la réalité vécue par chacun, qui puise dans la subjectivité une fierté teintée de nostalgie.

Les récits. Mais lesquels ? À l’instar de nombreux auteurs, dont Raymond Williams, on pourrait parler de mythes, c’est-à-dire de constructions imaginaires (composées de « merveilles », dirait Aristote) permettant d’expliquer des phénomènes psycho-sociaux. Ces mythes racontent le passé pour façonner l’avenir.

Parmi ceux qui accompagnent l’industrialisation, on peut identifier le mythe du progrès, qui traverse notre histoire depuis la nuit des temps mais qui a été profondément remanié par les écrits des scientifiques et philosophes des Lumières. Il y a aussi celui du travailleur héroïque, de l’innovation, de la prospérité économique universelle, de la nature inépuisable des ressources ou encore de l’industrialisation harmonieuse. Toute une constellation de mythes qui ont façonné, depuis des siècles et encore aujourd’hui, une image positive de l’industrialisation.

Comme l’explique Alexis Zimmer dans son ouvrage Brouillards Toxiques, qui est  à l’origine de nos croisières toxiques mosanes : « La flèche du temps du progrès technique et de ses promesses s’oppose au caractère cyclique de certains phénomènes que le déploiement industriel altère. (…) En décrivant le monde comme un laboratoire et la nature comme essentiellement chimique, ces écrits participent d’une vaste entreprise de légitimation, par son inscription dans l’ordre des choses, d’un nouvel ordre industriel.[3] »

Bien plus tard, les « Trente Glorieuses » ont consolidé l’hégémonie culturelle du mythe du progrès. Cette logique narrative a finalement ancré l’idée que l’on pouvait améliorer nos conditions de vie grâce à ce mythe fondateur. Ce fut une période de promesses, d’illusions et d’amélioration relative du « niveau de vie » : chacun allait pouvoir posséder une machine à laver, une voiture rutilante roulant au pétrole bon marché, toute une gamme d’objets censés améliorer notre confort, notre qualité de vie et, surtout, nous libérer du temps.

Or, nous savons aujourd’hui que ce temps libéré n’a produit que deux choses : d’une part, plus de consommation et plus de dégâts (tourisme de masse, supermarchés…) ; d’autre part, plus de travail et plus d’aliénation. Non, le temps de cerveau disponible n’a pas été utilisé pour encourager la création, l’oisiveté ou le rêve, mais bien pour capter l’attention, l’arbre publicitaire cachant la forêt de l’hyperconsommation de masse.

Tous ces mythes ont donc certainement été partagés et intégrés, au moins en partie, par les travailleurs et travailleuses, du XVIIIᵉ siècle jusqu’à aujourd’hui. Cette « expansion », ce « progrès », ce « développement » ont pu apparaître — et apparaissent encore — comme une logique linéaire à laquelle il fallait adhérer.

Corps éreintés, mythes nuancés.

Mais personne n’était vraiment dupe. Ces ouvriers avaient bien conscience de leurs conditions et s’étaient d’ailleurs organisés pour lutter contre certaines d’entre elles, jugées impossibles à vivre (c’est d’ailleurs un des aspects majeurs de la construction de la classe ouvrière, évoqué plus loin).

Un petit retour en arrière s’impose. Dès le XVIᵉ siècle, les paysans avaient été chassés des campagnes et des villages par la destruction systématique de leurs conditions de vie, conséquence du « mouvement » des enclosures et de sa logique[4]. On ne peut donc pas conclure que l’exode rural des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles résultait d’une croyance aveugle en un mythe ou en des promesses faites par les nouveaux patrons des manufactures et premières usines urbaines. Artisans et paysans n’avaient d’autre choix que de migrer vers l’emploi urbain pour survivre ; le travail « proposé » par ces nouveaux patrons n’était qu’un choix contraint entre la peste et le choléra. Les conditions de vie dans les ateliers et dans les champs s’étaient détériorées à tel point que ces futurs ouvriers préféraient encore celles de l’usine pour gagner leur croûte.

Des formes de résistance – individuelles, collectives, puis organisées – à l’implantation du mythe du progrès industriel avaient donc émergé dès le départ, parallèlement au développement de l’industrie, bien avant les luddites, les canuts ou les tisserands de Silésie[5].

On peut ici entrevoir un paradoxe : d’un côté, la conscience des conditions d’existence, de l’autre, la croyance en un mythe fondateur.

La figure de l’ouvrier ne se serait-elle pas aussi construite sur ce paradoxe ?

La classe

Ce momentum, symbole de la fierté industrielle et ouvrière, correspond aussi à l’époque de la cohésion de la classe laborieuse. Appartenir à une classe sociale forte, avec ses propres codes, ses habitus solidaires, sa lutte, ses ennemis extérieurs, et surtout sa production de valeur, du bel ouvrage… « Ça devait être quelque chose. »

Mais alors, pourquoi une nostalgie du passé plutôt qu’une fierté du présent ?

Pierre Lantz explique que « l’existence de la classe ouvrière semble dépendre de sa capacité à être représentée. (…) La classe ouvrière ne peut exister en soi et pour soi que par sa place dans le système général de représentations.[6] » On constate en effet que les instances de représentation de cette classe sont toujours bien présentes, mais qu’elles semblent engluées dans des logiques de pouvoir qui les empêchent de contribuer à une recomposition de la classe. Autrefois, les ouvriers luttaient, se définissaient en opposition à une autre classe, possédaient une culture propre et opérante, créaient du collectif agissant sur leur cadre de vie. Aujourd’hui, leur classe est mouvante, éclatée. Les forces d’individualisation ont produit leurs effets : les grands ensembles ont été démantelés et le travail, pourtant nécessaire, de recomposition de la classe ouvrière n’a pas eu lieu[7].

La fierté sur laquelle nous nous interrogeons depuis tout à l’heure semble donc bien plus liée à cette appartenance à la classe ouvrière, d’autant plus qu’elle disparaît et que l’on regrette son existence. Non seulement ce momentum a pu être grandiose, mais son souvenir l’est d’autant plus.

Bon… Il paraît logique de se remémorer avec nostalgie une époque comme celle-là, mais à condition de l’avoir vécue sans être trop abîmé par ses effets néfastes. En effet, la vie d’un ouvrier ou d’une ouvrière (et même de leurs enfants) au XIXᵉ siècle – et bien après – était loin d’être rose. Et celle des espèces, des paysages et des territoires touchés par ces effets ne l’était pas non plus… C’est ce que nous expliquions lors de nos Croisières Toxiques et que nous continuons à dénoncer aujourd’hui. Car même si l’industrialisation a permis certaines avancées que certains peuvent qualifier de « progrès », elle a surtout tué, abîmé, meurtri, façonné les corps et les territoires, pollué, exploité, vidé la Terre de ses ressources et de sa substance pendant plus d’un siècle. Et elle continue de le faire, même si ce n’est plus sous nos yeux, délocalisation oblige…

Ce dont nous pourrions toutes et tous être fier·es, en revanche, c’est bien de cette classe ouvrière en tant que sujet politique critique, ainsi que des dispositifs de lutte et d’affirmation qu’elle a su construire au fil de l’histoire. En ce sens, la fierté ouvrière s’est bâtie en marge et, dans une certaine mesure, en opposition à l’industrialisation – un mouvement essentiellement déterminé par les forces capitalistes, et non par la classe ouvrière elle-même.

Déranger l’idylle

Pour en revenir aux cheminées de Pierrot, il est évident que nous partageons son désir de conservation patrimoniale des traces de l’industrialisation. Pas dans le sens d’une nostalgie du « c’était mieux avant » ou de « l’âge d’or [8]», mais plutôt dans celui d’une réappropriation nécessaire des milieux de vie, articulée par la critique, qui nous permettrait de construire des futurs désirables en apprenant de nos erreurs.

Lors de la construction de l’exposition, nous avons, par exemple, accepté d’exposer, dans ce « Maka » troozien, des panneaux imprimés précédemment par le syndicat d’initiative avec lequel nous travaillions. Sur ces panneaux était reproduite la prose d’un certain V. Hugo, qui racontait son voyage en diligence vers la Prusse. Les passages choisis étaient tous des louanges envers le paysage, les habitants, et dépeignaient une vallée dont l’industrialisation florissante semblait en parfaite harmonie avec ce cours d’eau rieur et l’aspect bucolique de la Vesdre.

Il n’est pas un habitant de la région qui ignore l’existence de ce passage dans Le Rhin – Lettres à un ami (1839), où l’auteur exprimait ses louanges envers ces charmants paysages.

Cependant, ces passages omettent le regard critique qu’avait pu avoir ce cher Victor. Or, il nous semble aujourd’hui essentiel de l’articuler aux louanges afin de saisir toute la complexité du territoire.

« Le chemin de fer qui traverse toute la Belgique d’Anvers à Liège et qui veut aller jusqu’à Verviers va trouer ces collines et couper ces vallées. Ce chemin, colossale entreprise, percera la montagne douze ou  quinze fois.(…) Par instants, dans les endroits où ces trous sont déjà larges et  profonds, une haleine épaisse et un bruit rauque en sortent tout à coup.  On dirait que la montagne violée crie par cette bouche ouverte. (…)

Pendant cette station, les voyageurs se racontent qu’hier un homme a été tué et un arbre coupé en  deux par un de ces blocs, qui pesait vingt mille, et qu’avant-hier une  femme d’ouvrier qui portait le café (non la soupe) à son mari a été foudroyée de la même façon. — Cela aussi dérange un peu l’idylle.[9] »

Des canons ? Ah non hein…

La première chose dont on nous a parlé lorsque nous avons posé la question des pièces à exposer dans ce Maka, ce sont bien sûr les fameux canons de Damas, grande fierté de la région. Nous voilà donc en train de négocier avec l’ASBL Damas, qui conserve précieusement des pièces d’armurerie du temps passé[10]. Le temps de réaliser la nature réelle des pièces, nous nous asseyons avec l’équipe et réfléchissons : « Va-t-on faire une expo sur les armes ? » La question, elle est vite répondue, comme dirait l’autre. Non, pas question. On ne met pas en avant des outils qui ne servent qu’à tuer. On ne peut pas exposer des armes, en tout cas pas telles quelles, en tant qu’armes de guerre.

Comment faire ? Que montrer, que raconter ? Dans quel objectif ? Décidément, la curation, c’est du boulot. Nous décidons finalement d’opérer un compromis : nous n’allons pas exposer d’armes, mais quelques pièces métallurgiques, dont deux canons, comme exemple de l’artisanat pratiqué dans la vallée.

L’artisanat. Oui, mais lequel ? La technique de l’acier de Damas produit une esthétique que nous trouvons intéressante ; elle s’approche davantage de l’artisanat dans le sens d’une technique artistique, tout comme l’ébénisterie se distingue de la menuiserie ou de la charpenterie. Elle a une autre vocation que celle de produire des armes. Ok, donc l’artisanat comme technique artistique. Mais encore ? Que dire de l’opposition entre industrie et artisanat ?

 

Dans les vidéos que nous avons montrées lors de cette exposition[11], on y voyait des hommes (et même des chiens) qui travaillaient « chez eux », dans leur atelier, annexé à la maison. Un atelier sert de lieu de travail à un artiste, un artisan ou un ouvrier. Alors, quelle différence existe-t-il entre un artisan et un ouvrier ? On pourrait croire qu’il y a un lien entre les deux, une succession. Mais Christine Jaeger l’explique bien : « Ce postulat, implicitement ou non, constitue la clé de voûte de l’ensemble des mythologies concernant l’artisanat ; il implique que c’est là un héritage destiné à disparaître, en imaginant à contrario un fonctionnement homogène et stable de ce secteur autrefois. Il débouche sur une conception qui voit les grandes entreprises naître au sein du monde artisanal ; le postulat de l’antériorité historique se double donc le plus souvent d’un « présupposé génétique » : l’artisanat est un lieu de la genèse industrielle. (…) Ce qui est clair, c’est la confusion qui règne en la matière ! Inclassable, ou plutôt hâtivement classé comme « petit bourgeois » ou « petit patron », l’artisan, ancêtre mythique de l’industrie, héritier ambigu d’un passé imaginaire, se voit idéalisé comme entrepreneur modèle par les uns, ravalé au rang de « traître à la classe ouvrière » par d’autres et maintenant transformé en un relais possible de l’industriel… (…) Pour comprendre ce qui fonde la présence de l’artisanat aujourd’hui, et pour esquisser les perspectives qui lui sont offertes demain, il faut donc s’interroger sur sa nature : à quelle rationalité économique se conforment ces micro-producteurs juridiquement regroupés dans le secteur des métiers  ?[12] »

De prime abord, il semble donc y avoir une distinction entre artisan et ouvrier. Notamment parce que l’artisan du XVIIIe siècle pourrait apparaître comme l’archétype de l’auto-entrepreneur, au contraire de l’ouvrier salarié. Cette figure fonde aujourd’hui un des mythes nécessaires à la construction du capitalisme contemporain et de son industrie. « Figure de puissance, incarnation de l’innovation et du génie industriel, l’entrepreneur est celui qui guide l’humanité sur les voies du progrès technologique[13] » Mais rien ne semble aussi simple…

L’artisan au coeur d’un marché mondial.

Mais interrogeons-nous. Que voyons-nous dans ces vidéos ? Il semble en effet que les travailleurs possédaient leur outil de travail, installés à côté de leurs habitations. Mais que produisaient-ils dans ces ateliers ? Une partie d’une arme (uniquement le canon), commandée par un armurier, lui-même en relation avec un marchand, qui, à son tour, reçoit une demande d’armes, généralement émise par les états pour les guerres, parfois par de riches bourgeois (le damas étant cher…) qui orneront leur cheminée avec cette pièce. De la même manière, les forgerons de la vallée produisaient également des clous (ce qui est plus difficile à valoriser comme pièce artistique), qui servaient notamment à assembler les bateaux de la compagnie néerlandaise des Indes orientales. Vous savez, celle qui a pillé presque l’entièreté de l’Asie pendant 150 ans, au seul bénéfice de ses actionnaires (les premiers de l’histoire, d’ailleurs).

C’est donc déjà bien un marché de l’arme qui est en place dès le XVIe siècle. En effet, « à partir du XVIe siècle, ces unités de production deviennent exportatrices. L’expansion du port d’Anvers, après le déclin de Bruges, favorise ce mouvement commercial. Les joailliers anversois embellissent aussi ces objets pour en faire des œuvres d’art décoratif. À cette époque, et jusqu’au XXe siècle, la vallée de la Meuse et de ses affluents voit pulluler de petits producteurs d’armes ou de pièces, très spécialisés. Grâce à une organisation dans la gestion des commandes mise en place au fil du temps et à la neutralité de la Principauté de Liège, au sein d’une Europe où les États se font souvent la guerre, ces producteurs accèdent au marché international. Un savoir-faire local s’est constitué, transmis au sein des familles, si bien que nombre de travailleurs, ingénieurs ou patrons de la FN actuelle ont grandi, selon l’expression de l’un d’eux, ‘avec une arme dans le ventre’, travaillant le fer dans les ateliers familiaux dès leur plus jeune âge[14] »

La Fabrique Nationale, elle aussi « fleuron de l’industrie wallonne », s’est construite de la même manière : « La FN a été créée à Herstal en 1889. Grâce à elle, des familles d’armuriers liégeois sont devenues puissantes, se sont liées à des familles présentes dans la banque, la verrerie, la métallurgie, ont pénétré la bourgeoisie industrielle belge en achetant des valeurs mobilières, en prenant des participations dans le capital d’entreprises, en s’alliant par mariage avec d’autres qui appartiennent aux catégories dirigeantes »[15].

Bref, si l’homme qui fabrique le canon servant aux armuriers et au marchand d’armes possède son outil, il n’en demeure pas moins un ouvrier au sens strict du terme. Il n’échange pas encore sa force de travail contre un salaire, mais bien une pièce produite par ses soins et ses outils contre un revenu. Il apparaît donc ici comme une des premières mutations de l’ouvrier. Et le marchand, ainsi que l’armurier, incarnent les premiers patrons. On parle donc de proto-industrie (les canons se vendaient par centaines, les clous par dizaines de milliers) dans la vallée de la Vesdre dès le XVIIe siècle. Une forme d’organisation du travail et de la production capitaliste et industrielle, partie intégrante du marché dont nous parlions plus haut.

Nécessaire temps de l’enquête

Il était donc nécessaire de montrer l’ensemble de ces aspects critiques dans l’exposition que nous avons conçue. Mais nous n’avons pas pris ce temps indispensable de l’enquête. Nous avons hésité à annuler l’expo, voyant bien que tout ce qu’il y avait à « déplier » derrière ces canons de Damas trooziens et cette fierté ouvrière nous prendrait plus de temps que celui que nous avions décidé de nous accorder, en accord avec la commune.

Nous avons aussi hésité à couvrir d’un voile de paradoxe et de dérision la forme de l’exposition pour relativiser son fond. Finalement, comme expliqué plus haut, nous avons décidé de noyer ces canons au milieu d’autres traces historiques et de ne pas donner à ces pièces toute l’ampleur nostalgique que la fierté ouvrière nous aurait imposé de leur accorder.

Finalement, nous avons fait le choix d’un « événement culturel » avec la commune. Mais nous nous sommes rendus compte a posteriori que ce temps de l’enquête est bel et bien nécessaire à une action culturelle de qualité.

Nous tentons aujourd’hui d’expliquer que, justement, la culture ne devrait pas se concevoir et se pratiquer uniquement comme un événement, mais devrait au contraire recourir au temps long. Un « événement » culturel ponctuel ne peut fonctionner qu’en plaçant le public dans une situation « passive », définie comme celle du « spectateur » qui observe uniquement.

Pour nous, l’événement ne peut être mis en œuvre qu’au service d’une action culturelle inscrite dans une temporalité plus longue, une médiation qui permet aux gens de construire avec nous — les acteurs culturels — une capacité de penser ce qui nous arrive, ensemble.

[1] Nous avions, dans la même perspective critique, proposé il y a quelques années, un cycle de « Croisières Toxiques », le long de la Meuse, de Seraing à Herstal, qui retraçait le passé industriel de la vallée, avec un regard particulier sur la manière dont l’industrialisation avait façonné les territoires et les corps pendant un siècle.

[2]  Les personnes travaillant à la maison de la laïcité et au syndicat d’initiative de Trooz, qui occupe les lieux depuis de nombreuses années, Mr Bastin, descendant des patrons de la fenderie, des enfants de travailleurs…

[3] A. Zimmer, « Brouillard toxique »  éditions Zones Sensibles 2016 pp 136-137. L’auteur fait ici référence à un ensemble d’écrits provenant essentiellement du monde universitaire, de médecins ou d’experts en matière de chimie.

[4] La logique derrière le mouvement des enclosures reposa sur la volonté de rendre l’agriculture plus efficace, plus rentable, d’encourager le capitalisme agricole, de concentrer les terres entre les mains des propriétaires et de transformer l’économie agraire traditionnelle en une économie plus moderne et orientée vers le marché. Les usages communs des terres ayant court jusque là ont disparu, la propriété privée s’est élargie. Cela a entraîné un bouleversement social, commençant par un exode rural majeur.

[5] Trois exemples de révoltes d’ouvriers du début du XIXème siècle en Europe.

[6] Lantz, P. (2004) . La classe ouvrière comme réalité et représentation. L’Homme & la Société, n° 152-153(2), 271-278. https://doi.org/10.3917/lhs.152.0271. 

[7] Par exemple pour composer avec les chomeur.euse.s, les travailleur.euse.s du « care », les femmes, les étrangers…

[8]  L’ASBL Patrimoine Industriel Wallonie Bruxelles publie à chaque élection un mémorandum à l’intention des futurs élu.e.s et parle, sans aucun regard critique, d’« époque dorée », « se hisser au deuxième rang des régions les plus industrialisées du monde », « on a admiré les Wallons dont les ingénieurs et capiatines d’entreprises furent partie prenante dans le développement de nombreux pays », « le monde entier envie notre passé »…

[9] Hugo, Victor. « Oeuvres complètes – Le Rhin » Editions Gustave Simon, Paris, 1906. Lu le 22-11-24 sur https://fr.wikisource.org/wiki/En_voyage,_tome_I_(Hugo,_%C3%A9d._1906)/Lettre_VIII 

[10] L’acier de Damas est le nom donné à un type d’aciers hétérogènes constitués de plusieurs nuances d’acier soudées et forgées pour obtenir des motifs plus ou moins complexes.

[11] Notamment https://www.youtube.com/watch?v=D_kTnCBc4cU 

[12]  Jaeger C, « Artisanat et capitalisme, l’envers de la roue de l’histoire », éditions Payot, pp 14-15

[13]  A. Galluzzo, Le mythe de l’entrepreneur, éditions La découverte, 2023 p10

[14] Deloge, Pascal. « La Fabrique Nationale de Herstal (1889-1992) : un  marchand d’armes de guerre à la recherche des marchés civils ». PME et grandes entreprises en Europe du Nord-Ouest XIXe – XXe siècle,  édité par Jean-François Eck et Michel-Pierre Chélini, Presses  universitaires du Septentrion, 2012,  https://doi.org/10.4000/books.septentrion.46623. 

[15] idem

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