Analyse

La 5G, c’est pour hier ou pour demain ?

« Une technologie n’est pas un outil mais un système. C’est un ensemble de technologies liées les unes aux autres, qui ont une certaine inertie, qui organisent des formes d’irréversibilité et qui orientent les choix de société. Elles disent où l’on va sans que nous ayons vraiment le choix.. »

Joel Napolillo

Il y a plusieurs mois, j’ai aperçu, un peu amusé, une étrange publicité Proximus. Un petit encart vantant les mérites de la 5G et qui affirmait que les agriculteurs de demain pourront, « grâce à des drones connectés », optimiser le « défrichage des mauvaises herbes »1). Cette pub allait marquer la timide campagne promotionnelle de Proximus sur la 5G durant le mois de juin 2022. C’est vrai que, depuis que nous vivons en PostPandémie, on n’en avait plus trop entendu parler, de la 5G. Il y a bien eu cette tentative de Proximus en mars 2020, profitant du premier confinement, d’imposer la 5G en installant des antennes en Wallonie et en Flandre2). Installation qui a provoqué un véritable tollé en Wallonie, d’abord dans l’opinion publique, puis dans le monde politique local. Nous y reviendrons plus bas.

C’est fin 2019 que je commence à m’intéresser au sujet. En effet, à l’époque, on frappe à la porte de l’asso en me proposant l’idée d’un événement autour de la 5G et, pourquoi pas, d’y organiser un débat. Franchement, je n’y connaissais rien. J’ai comblé pas mal de lacunes en parcourant différents bons dossiers3)4)5) et en visionnant le pas trop mauvais « #Investigation » de la RTBF6). Néanmoins une certaine gêne subsistait. En 1993, je me rappelle encore m’être engueulé avec un collègue et ami qui ne comprenait pas pourquoi je voulais utiliser ce truc de merde que sont les e-mails au lieu de continuer notre correspondance par voie postale. D’autant plus que l’on s’était engueulés sur le sujet au téléphone. Pourquoi le téléphone serait un progrès « acceptable » et pas l’e-mail ? C’est ce même type de question qui me taraudait concernant le passage de la 4 à la 5G.

J’ai eu l’occasion de discuter avec un collègue ami « développeur indépendant d’app pour smartphone ». Pour lui, la 5G n’est que la suite inéluctable du développement de la technologie, qui devra effectivement s’inscrire dans le cadre des changements climatiques et de la rareté des ressources, ni plus ni moins. L’hyperélectrosensibilité est balayée d’un revers de la main. Écologiquement, il ne dit pas qu’il n’y a pas de problème, mais tous les grands sauts technologiques ont eu leur lot de bénéfices/risques.

J’ai eu, évidemment, un autre son de cloche lorsque j’ai rencontré des activistes « anti 5G ». Pour ces derniers, au contraire, la 5G est intrinsèquement liée aux dérèglements climatiques et aux ravages du capitalisme en général, pire, elle en serait le fer de lance ! Même si, sur le fond, je pouvais rejoindre certaines théories des « anti-5G », je n’aime pas ce scénario catastrophe, où l’avènement de la 5G ferait s’effondrer le peu qu’il nous reste de démocratie et transformerait en un rien de temps la planète en désert. Je noircis volontairement le trait pour faire apparaître ce fil rouge, cette petite musique lancinante que serait la collapsologie pour comprendre le monde. Une théorie qui, ici à la rédaction de L’Entonnoir, ne manque jamais de nous questionner (c’est un euphémisme), on en a déjà parlé sur notre site7).

Au printemps 2020, alors que tout le monde découvre avec horreur le SARS-CoV-2, Proximus décide donc en shmet d’installer des antennes 5G en Wallonie et en Flandres. Le tollé des antennes de Proximus fut tel, d’abord dans l’opinion publique, et ensuite chez les élu.es locaux8) , que le gouvernement de la Wallonie accélère la constitution d’un groupe d’expert.es « 5G ». En cherchant la composition du groupe d’expert.es, je repère la personne qui pourrait m’aider à y voir plus clair. Grégoire Wallenborn pour la section « Énergie, climat et ressources ». Grégoire, je l’avais fréquenté à l’aube des années 2000, où on passait nos soirées bruxelloises dans des groupes altermondialistes, on bidouillait des textes pamphlétaires qu’on distribuait dans les manifs. On a éclusé pas mal de bières aussi, en défaisant et refaisant le monde.

C’est le 10 avril 2021 que je me rends dans son appartement de Forest. Nonobstant les cheveux gris et quelques rides, il n’a pas vraiment changé. Il me reçoit chez lui avec son sourire en coin, caractéristique de son humour provocateur, si rare chez les activistes politiques. Après les retrouvailles d’usage, je pose l’enregistreur sur la table de la cuisine, à côté du café. Je lui demande de se présenter, au-delà du CV académique, prétextant qu’à la rédaction, on aime comprendre le propos des « expert.es » par le prisme de leur quotidien.

– Grégoire Wallenborn : Depuis les années 1990, je m’intéresse aux questions écologiques et sociales, comme tu le sais. Je participe à des tas de petits groupes de réflexion qui essayent de faire converger le mouvement écologique et climatique. Je me qualifie souvent d’indisciplinaire au sens où je pense que c’est difficile de me mettre dans une discipline, si ce ne sont les STS (Science and Technology Studies) qui sont un ensemble extrêmement hétéroclite de recherches9) . Pour le reste, J’ai 54 ans maintenant, je vis à Bruxelles avec ma compagne et mes trois grands enfants. Je cultive sur ma terrasse, je participe à différentes coopératives dont Bloum, la coopérative bio de mon quartier. Et, oui, je roule à vélo. J’ai trouvé un boulot qui me permet d’être assez raccord avec mes idées politiques. Je suis chercheur sur fonds extérieurs à l’ULB. Je suis dans un des derniers, sinon le dernier département où l’on collectivise les contrats. Mais ce n’est pas encore assez collectif et communautaire. Quand je n’aurai plus les enfants à demeure, je suis attendu dans une communauté de potes dans le Hainaut, c’est plutôt ça mon idéal. À part cela, le fait de faire de la recherche, de toucher à des choses qui traversent des espaces contrastés me plaît et me permet de faire des liens que je peux observer, les lieux où je peux agir.

Afin de déceler tout « conflit d’intérêt », je décide de contextualiser son propos en lui demandant s’il a un smartphone.

– Grégoire Wallenborn : Oui, mais quand ce dernier sera mort, je passerai à un « vieux Nokia ». Je pense que les smartphones sont extrêmement utiles et s’imposent avec une facilité démentielle dans nos vies. Il y a des sociologues qui parlent de « la tyrannie de la facilité »10). Ce n’est pas qu’on les ait voulus, mais une fois qu’on les utilise, ça rend plus facile une série de choses. En même temps, ça crée des dépendances assez terribles. Moi, je passe beaucoup trop de temps sur les écrans. Me passer de smartphone fait partie d’une expérimentation liée à la sobriété. C’est un truc auquel je fais attention. Je pense qu’on consomme trop de données numériques. Supprimer un écran, c’est déjà un pas.

Je lui fais part de la difficulté à comprendre pourquoi il faudrait brider le progrès technologique. L’invention du téléphone filaire ou du web a incontestablement amené du confort au plus grand nombre. À ce propos, le passage de la 4 à la 5G est-il un saut qualitatif majeur d’un point de vue du progrès technologique ?

– Grégoire Wallenborn : La 5G en elle-même est une pièce de plus qui vient s’insérer dans un ensemble de technologies existantes. La 5G amène une plus-value technologique pour certaines entreprises qui vont pouvoir améliorer la robotisation, la logistique : Audi, Volkswagen, pour parler d’usines toutes proches. Ou pour les ports de Zeebrugge ou d’Anvers. Mais c’est très localisé, on pourrait donc très bien imaginer des réseaux 5G privés et de la fibre entre eux. L’autre application où la 5G pourrait faire des merveilles, c’est pour les caméras de télésurveillance parce qu’aujourd’hui, les images sont pourries11) . Le fait de pouvoir connecter des milliers d’objets au kilomètre carré, ça aussi c’est nouveau. Mais quand tu vois que 70 à 80 % du trafic des données sont pour la vidéo en streaming dont quelque chose comme 20 % pour le porno12) …

Effectivement, on comprend pourquoi les opérateurs de téléphonie tentent de rallier le grand public à la 5G en mettant en avant la rapidité de téléchargement des vidéos, ce qui en dit long sur l’usage que l’on pourrait faire de la 5G. Télécharger des films HD en 2 secondes n’a effectivement aucun intérêt, vu que c’est une activité que l’on fait dans son salon, qui plus est en streaming. Le filaire pourrait donc suffire… mais bon, la téléchirurgie, c’est quand même une super avancée, non ?

– Grégoire Wallenborn : Il faut bien faire la distinction entre les usages mobiles et immobiles. On a besoin d’ondes dès lors qu’on est mobile. Pour la téléchirurgie, par exemple, on n’a pas besoin de mobile. En terme d’énergétique, quand tu mets une antenne, tu as besoin d’une grosse puissance, puisque tu arroses littéralement l’environnement avec des ondes. Pour pouvoir activer mes objets très rapidement, il faut que l’antenne soit déjà en mode veille, ce qui consomme beaucoup. Quand tu prends du filaire, avec éventuellement des relais, ça consomme beaucoup moins. De plus, en terme de ressources minérales, la fibre optique, c’est du verre, donc beaucoup plus facile à produire.

 

Selon Grégoire, il est essentiel de regarder l’innovation technologique d’un point de vue énergétique et des ressources. Pour lui, il est bien clair que le confort inhérent doit être mis dans la balance avec nos consommations de ressources, sans parler de l’aliénation que provoquent les technologies de l’information et de la communication.

 

– Grégoire Wallenborn : Concernant ce que tu appelles le confort, on peut se demander comment il a été construit tout au long de notre histoire ? J’ai entendu une personne me dire que le confort, c’est d’être avec ses copains et de boire un verre. Cela se marque en cette période de confinement. Ce n’est pas rentrer chez moi, qu’il fasse chaud, que les lumières s’allument automatiquement, mais c’est être bien avec moi-même et avec les autres, faire des balades dans les bois. C’est un peu le grand paradoxe de ce qu’on vit pour le moment. De prime abord, quand on voit nos sociétés qui sont de plus en plus confinées, on aurait tendance à croire, en faisant un raccourci, que finalement la 5G pourrait nous amener du confort parce qu’on a de plus en plus besoin de visioconférences. Et, en même temps, ce confinement pourrait nous faire dire que le confort nécessaire est de se promener dans la nature. Il y a ces deux forces qui s’affrontent pour le moment.

Si on applique la sobriété et qu’on utilise cette nouvelle technologie à des fins émancipatrices et non aliénante, avons-nous un intérêt à développer la 5G ?

– Grégoire Wallenborn : Pour répondre à cette question, il faut se demander ce que serait une société de sobriété technologique. Comment est-ce qu’on construit ça ? Je m’appuierai sur l’idée de Négawatt13) qui fait des scénarios pour optimiser les dépenses énergétiques, qu’on peut étendre à l’ensemble de la société. Ensuite, se mettre d’accord sur une échelle des besoins, sur les besoins de base (j’en ai besoin tout le temps), ce qui est utile (je peux m’en passer mais si je le possède, c’est bien) et puis ce qui est du luxe (j’ai assez de ressources, j’estime que c’est bon). Sans oublier le nuisible. Si on élimine le nuisible, ça fait déjà une belle quantité à éliminer.
Ce qui est clairement nuisible ? C’est le temps qu’on passe devant les écrans ! C’est toute l’addiction qui est liée à ça. Ce sont également les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) qui ont un pouvoir de définition des usages extrêmement fort. Il faudrait repartir de là. La 5G, à ce moment-là, où pourrait-elle être utile ? Si on estime qu’on a besoin de produire en série et en masse certains objets, pourquoi ne pas robotiser plutôt que d’aller mettre des enfants chinois au travail, oui, pourquoi pas ? Mais du coup ce sont des applications locales, immobiles.

… et arroser le pays d’ondes n’aurait visiblement aucun intérêt. À entendre Grégoire, le progrès technologique et l’utilité de la 5G sont donc limités à des projets industriels plutôt que de servir au confort de la population. Mais qu’en est-il de cette promesse de consommer moins d’énergie (en regard de la 4G) ?

– Grégoire Wallenborn : Si on continue à déployer ces technologies, nos consommations d’énergie vont augmenter, contrairement à ce que certains affirment car ils ne comprennent pas la différence entre l’efficience et l’effet rebond14) . Car s’il est vrai qu’on pourra transmettre la même quantité de données avec beaucoup moins d’énergie grâce à la 5G, elle va également multiplier les usages. L’énergie qu’on aura économisé, on l’utilisera ailleurs.

D’autant plus que lorsqu’on parle de réduction d’énergie grâce à la 5G, on parle essentiellement du transfert de données en regard de la 4G, mais on ne compte pas les ressources et l’énergie utilisées pour développer l’infrastructure, pas plus que les nouveaux appareils compatibles.

– Grégoire Wallenborn : La 5G vient juste rajouter une couche de technologie non durable avec des ressources non renouvelables. Aujourd’hui, on peut recycler quelques métaux, mais c’est trois quarts du tableau de Mendeleïev qui sont utilisés pour fabriquer un smartphone. Et il n’y a vraiment que l’or et quelques autres métaux dont le recyclage est rentable. Tous ces bijoux de technologies, d’ici quelques décennies, seront beaucoup plus rares. On n’aura pas le choix. C’est ainsi qu’un collègue, José Halloy, parle de « technologies zombies » : des technologies envahissantes, en croissance, qui détruisent le vivant, mais qui sont déjà mortes, car elles ne seront plus possibles dans la deuxième moitié du siècle. Dès 2030, il va y avoir des pressions. Ça commence déjà, les marchés des matières premières et des ressources minérales sont en augmentation considérable.

À l’heure d’écrire ces lignes (l’interview a été réalisée il y a plus d’un an), le spectre de la surconsommation d’énergie prend effectivement tout son sens et pèse lourd face aux avancées technologiques potentielles. D’autant plus que ces technologies n’ont pas du tout été pensées pour une société de la sobriété énergétique. En ce sens, la technologie n’est jamais neutre…

– Grégoire Wallenborn : Dire que la technologie n’est pas neutre est une position plutôt marginale aujourd’hui. On a souvent tendance à considérer la technologie comme un outil, un instrument. Bien ou mal l’utiliser, cela dépend de la personne et de ses intentions, car l’outil est effectivement neutre. C’est important de déconstruire cette idée, car une technologie n’est pas un outil mais un système.
Un système, c’est un ensemble de technologies liées les unes aux autres, qui ont une certaine inertie, qui organisent des formes d’irréversibilité et qui orientent les choix de société. Elles disent où l’on va sans que nous ayons vraiment le choix.. C’est en ça que ce n’est pas neutre.

Il y a une théorie qui consisterait à dire que le déploiement de la 5G serait un moment charnière, un basculement vers une espèce de société totalitaire. Cela doit certainement faire référence à la Chine, et on sent vraiment que, pour certain.es activistes anti-5G, c’est « le combat du siècle » et que si on le perd, ce sera la dictature.

– Grégoire Wallenborn : Je pense que cette idée de bascule, ce sont des récits pour se faire peur. Au sujet du climat, il y a également des théories sur l’effondrement. C’est toujours cette idée de rupture, un moment où tout va s’effondrer, tout va basculer. Ça ne marche pas comme ça. On est déjà dans un processus d’effondrement, on est déjà en train de vivre dans les ruines de quelque chose. On ne s’en aperçoit pas parce que, grosso modo, plein de choses continuent de fonctionner pour nous qui sommes extrêmement privilégiés sur cette planète. Mais l’effondrement a lieu depuis longtemps pour des tas d’autres humains, et non-humains d’ailleurs.
C’est un peu identique ici : la 5G va juste accroître la puissance des GAFAM dans la préemption de nos expériences de vie. À la manière dont nous articulons une série de choix, tout en laissant des traces qui leur permettent, grâce à leurs algorithmes, d’être bien plus prédictifs que nous-mêmes sur ce que nous allons faire. C’est ça qui est plutôt effrayant. Outre la surveillance directe par un gouvernement, c’est cette capacité qu’ont une série de firmes privées, plus puissantes souvent que bien des États, à dire mieux que nous-mêmes ce que nous voulons et donc à nous l’imposer.15)
Concernant les États, Il y a quand même des tendances contradictoires à souligner. L’Europe s’est dotée d’une législation tout à fait imparfaite, mais qui existe quand même et qui est le RGPD. Cela signale tout de même la volonté des législateur.trices de dire qu’il y a un problème.

Effectivement, le RGPD, ça n’a l’air de rien, ça soûle de devoir cliquer à tout bout de champs sur « modifier » et « refuser », mais ça va dans le sens d’une protection des internautes. Cela souligne peut-être l’importance du travail de lobbying sur les parlementaires. Je lui demande alors comment le rapport « 5G » sur lequel il a travaillé a été reçu par les parlementaires wallon.nes.

– Grégoire Wallenborn : Ce rapport n’est pas bon. Il est composé de parties disparates qui ne sont pas intégrées, suite à un manque de temps… et à un manque d’organisation, qui a confiné à la manipulation par ceux qui voulaient faire passer des recommandations en force. Mais l’audition au parlement a permis aux parlementaires de se rendre compte que le dossier était plus épineux qu’ils ne l’avaient imaginé.
J’ai amené de la complexité dans le dossier. J’ai donc joué mon rôle. Dans l’ensemble, je ne regrette pas d’avoir participer à l’étude.16) J’ai surtout amené la question du non-déploiement, progressivement. Je pense que pas mal de gens, au final, se sont dit que la 5G n’était pas aussi utile qu’ils le pensaient. On est en train de le découvrir petit à petit. Il y a donc eu pas mal de doutes qui se sont instaurés.
J’étais face à ces députés et je leur disais que la situation climatique était catastrophique.17) Ce qui est hallucinant, c’est que je n’ai pas vraiment réussi à faire exister l’urgence climatique au sein du groupe d’expert.es. Je ne sais pas si quelqu’un d’autre aurait fait mieux, mais mes expériences passées dans des associations activistes et ma forme de combativité, de stratégie, de lecture du jeu des autres m’ont permis de résister aux pressions. En même temps, la commission européenne dit : « Il faut déployer ». Point.
Il faut bien comprendre d’où vient cette idée de la digitalisation. La Commission européenne porte deux grands projets : Le Green New deal18) et la digitalisation. Avec des affirmations qui disent que les deux sont compatibles, qu’on va pouvoir faire de la transition socio-écologique ou énergétique grâce à la digitalisation. Nous allons vers la digitalisation, car c’est le seul domaine où il y aurait encore un peu de croissance à aller chercher. Pourtant, c’est un impératif, on n’a pas le choix, il va falloir diminuer notre consommation. Ou on le fait volontairement, dans un certain ordre, avec des discussions démocratiques, ou on va nous l’imposer de manière extrêmement brutale, comme on le voit déjà pour les classes les plus pauvres.

Mais il faut déployer. Dès lors, quelles sont encore les motivations à lutter, alors que les fréquences 5G viennent d’être vendues aux opérateurs ?19)

– Grégoire Wallenborn : Ce qui pourrait stopper le déploiement de la 5G, c’est le phénomène des wild cards, des événements qui peuvent faire bifurquer le système. Des cartes qui te permettent de redistribuer les cartes. J’en vois deux principales.

Il y a d’abord les aspects financiers. Aujourd’hui, si tu vas parler en off avec des cadres qui travaillent dans les télécoms, ils ou elles ne sont plus totalement convaincu.es du modèle économique de la 5G. La 4G, par exemple, ne rapporte pas autant qu’espéré. La 5G, ça veut dire déployer encore plus d’antennes, consommer encore plus d’électricité. Ce n’est vraiment pas sûr que ce soit rentable, sauf que dans l’actuel capitalisme financier spéculatif où des investissements ont déjà été faits, il faut continuer. C’est la première wild card, le premier événement qui pourrait à un moment faire basculer les choses. Ce serait des télécoms qui font faillite parce qu’ils ont trop investi par rapport à ce que ça leur rapporte. Vu les infos que je possède, c’est une possibilité.

L’autre carte, c’est la question sanitaire, la prévalence extrêmement difficile à estimer de l’électro-hypersensibilité (EHS). On peut tout de même estimer les EHS à quelques pourcents de la population. Il est donc possible qu’on se rende compte à un moment qu’il y a un vrai problème sanitaire.

Il y a des scientifiques qui estiment que les preuves doivent être apportées par le laboratoire, qui est le lieu de l’élaboration de la Vérité scientifique. Tant qu’on ne voit pas quelque chose au laboratoire, ça n’existe pas. On a bien trouvé quelques humains capables de détecter la présence d’ondes en laboratoire, mais ils demeurent des cas singuliers que les protocoles statistiques classent dans les aberrations. Le laboratoire n’est donc pas un lieu adéquat pour l’instant, on n’a pas trouvé les bons protocoles. Pourtant, sur le terrain, il y a des médecins de première ligne et des associations qui voient des gens qui vont mal et qui ont des récits cohérents par rapport à l’identification de leurs symptômes avec le rayonnement.
Ce qui a vraiment emporté mon adhésion, c’est que cela ressemble énormément à d’autres problèmes de santé ou environnementaux qui ont surgit dans le passé. C’est le cas du plomb, de l’amiante, des perturbateurs endocriniens où on voit des tas de choses sur le terrain, en épidémiologie, mais pas au laboratoire. Il y a un rapport fait pour l’Agence européenne de l’environnement en 2011 qui s’appelle « Signaux précoce et réponses tardives ». C’est un vrai plaidoyer pour le principe de précaution qui passe en revue une quinzaine de cas. Ça va de la surpêche, au trou dans la couche d’ozone en passant par l’amiante, etc. Ce rapport explique qu’il y a eu des alertes précoces et que l’on a parfois mis des décennies avant de prendre les mesures, ce qui a pu provoquer pas mal de dégâts.

Autrement dit, dans l’histoire de ces questions de santé et environnement, quand il y a des alertes à répétition, et il y en a de plus en plus autour de ces ondes électromagnétiques, ça signifie qu’il y a quelque chose. Cela pourrait effectivement jouer à un moment le rôle de bascule, au moment où l’on s’aperçoit que c’est vraiment mauvais pour la santé.

Conclusion

À la question posée : « La 5G apporte-t-elle une réelle avancée technologique par rapport à la 4G ? », selon Grégoire Wallenborn, il semblerait que la réponse est oui pour le monde de l’industrie et notamment de la robotisation, mais que cela n’apporte rien de significatif à la population en terme de confort substantiel. La 5G, à la différence du téléphone filaire ou du web qui a bénéficié à tout le monde, est clairement développée pour une infime partie de la population. En effet, à l’époque du téléphone, les opérateurs étaient encore un service public et il s’agissait de raccorder jusqu’à la ferme la plus reculée du territoire sans que cela obéisse à des considérations de rentabilité. Le web s’est plutôt développé dans un environnement public-privé et le RGPD rappelle que les pouvoirs publics considèrent la chose comme un bien commun. La 5G, elle, ne repose que sur un souci de rentabilité, et les opérateurs entendent bien vendre un produit qui ne sert à rien à la majorité pour financer une infrastructure qui ne bénéficiera qu’à une infime minorité. Qui va pouvoir se payer de la domotique ou une voiture autonome à l’heure où la majorité de la population est plutôt préoccupée par payer ses factures énergétiques ?

Il n’y a plus beaucoup de doute que, dans les prochaines années, le 5G va se développer en Belgique (les opérateurs tablent sur deux à trois ans pour mailler le pays). On pourrait donc croire que les activistes ont perdu la bataille, mais ce n’est pas aussi évident que cela. Au contraire, on pourrait aussi imaginer que tout ce travail de sape et de conscientisation aux enjeux climatiques et sanitaires a considérablement ralenti le déploiement à tel point que celui-ci, à présent effectif, se heurte de plein fouet à des considérations tangibles comme le coût énergétique et les catastrophes climatiques à répétition.

– Grégoire Wallenborn : Durant la pandémie, Il y avait cette question qui a été posée avec force (avec un débat complètement en-dessous de tout) sur ce que seraient les activités essentielles en période de crise.
Nous vivons une crise climatique et il est donc normal que cette question s’applique aussi aux technologies de la communication. De quoi avons-nous besoin ? Au regard de toutes les questions climatiques qui pèsent. Et là, l’argument porte fort contre la 5G puisqu’elle va augmenter les consommations d’énergie et de ressources. De plus, les gouvernements se sont engagés à réduire les émissions de gaz à effet de serre. On ne va pas pouvoir consommer de manière identique avec uniquement des énergies renouvelables, contrairement à ce que certains croient, sans parler des potentiels problèmes sanitaires. Bref, il y a toute une série de débats qui étaient déjà là et que la 5G est venue cristalliser. Et, finalement, une série d’oppositions, de débats autour de questions qui dépassent largement la 5G.

Pour aller plus loin

Voir le livre de Nicolas Bérard, « 5G mon amour », aux éditions du Passager Clandestin (2020)

  1. ( « Via la 5G, les drones et l’intelligence artificielle vers une agriculture plus durable : Proximus et ses partenaires présentent une application par drone facilitant le désherbage ciblé » in Proximus | Group https://www.proximus.com/fr/news/2021/20210624-news-proximus-and-partners-demonstrate-weed-control-via-5g.html (consulté le 30 juin 2022) []
  2. ( « Nouvelle stratégie de Proximus – Bruxelles pas concernée par la 5G ‘light’ de Proximus, au contraire de Mons ou Namur (2) » in Le Soir https://www.lesoir.be/291281/article/2020-03-31/bruxelles-pas-concernee-par-la-5g-light-de-proximus-au-contraire-de-mons-ou (consulté le 30 juin 2022) []
  3. ( « Dossier 5G » in Ensemble N°120, juin 2020 http://www.asbl-csce.be/journal/Ensemble102.pdf (consulté le 6 mars 2022) []
  4. ( « Télécommunication sans fil et Santé : 20 éclaircissements pour ne pas voler à l’aveugle » in ondes.brussels https://ondes.brussels/rapportjuin2020 (consulté le 13 mars 2022) []
  5. ( « 5G : vers une course folle » in Imagine 138 https://www.imagine-magazine.com/libre-acces/dossier/5g-vers-une-course-folle/ (consulte le 5 mars 2022) []
  6. ( « #Investigation : 5G, tous cobayes ? » in RTBF :https://www.rtbf.be/article/investigation-5g-tous-cobayes-10585087 (consulté le 1er septembre 2022) []
  7. ( « Contre l’effondrement : agir pour des milieux vivaces » in L’Entonnoir https://www.entonnoir.org/2018/12/13/contre-leffondrement/ (consulté le 13 juillet 2023) []
  8. ( « Ottignies/LLN et Wavre ne veulent pas du déploiement de la 5G annoncé par Proximus » in Le Soir https://www.lesoir.be/291428/article/2020-03-31/ottignieslln-et-wavre-ne-veulent-pas-du-deploiement-de-la-5g-annonce-par (consulté le 30 juin 2022) []
  9. ( « Études des sciences et des techniques » in Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Études_des_sciences_et_des_techniques (consulté le 11 mars 2022) []
  10. ( « En finir avec la tyrannie de la commodité », Marie Dollé in Umanz https://umanz.fr/a-la-une/09/09/2019/en-finir-avec-la-tyrannie-de-la-commodite (consulté le 11 mars 2022) []
  11. ( « La vidéosurveillance principale consommatrice de 5G dans l’IoT », Fabrice Allessi: https://www.distributique.com/actualites/lire-la-videosurveillance-principale-consommatrice-de-5g-dans-l-iot-29407.html (consulté le 30 mars 2022) []
  12. ( En 2022, les vidéos représentent plus de 82 % du trafic mondial, soit 15 fois plus qu’en 2017. (Cisco) https://www.cisco.com/c/dam/m/en_us/solutions/service-provider/vni-forecast-highlights/pdf/Global_Device_Growth_Traffic_Profiles.pdf (consulté le 6 septembre 2022) []
  13. ( Partant du principe que l’énergie la moins polluante est celle qu’on ne consomme/produit pas, négaWatt propose de repenser notre vision de l’énergie en s’appuyant sur une démarche en trois étapes : Sobriété | Efficacité | Renouvelable :  https://www.negawatt.org/sobriete-efficacite/ (consulté le 2 août 2022) []
  14. ( « Les effets rebond du numérique » in GDS EcoInfo https://ecoinfo.cnrs.fr/2015/12/23/les-effets-rebond-du-numerique/ (consulté le 30 mars 2022) []
  15. ( Voir les travaux d’Antoinette Rouvroy. À la rédaction, nous l’avions rencontrée en 2013 pour la sortie de son article « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation » (écrit avec Thomas Bern) et on peut dire qu’en relisant l’interview dix ans plus tard, la chercheuse avait déjà bien tracée les lignes (BIG DATA le gouvernement invisible https://c4magazine.org/2013/12/23/big-data-le-gouvernement-invisible/) (consulté le 2 septembre 2022) []
  16. ( « Rapport sur la 5G en Wallonie : les experts expriment leurs divergences », RTBF https://www.rtbf.be/article/rapport-sur-la-5g-en-wallonie-les-experts-expriment-leurs-divergences-10699189 (consulté le 2 septembre 2022) []
  17. ( Intervention de Grégoire Wallenborn au Parlement wallon : https://youtu.be/mVfBu0k5Wrc?t=2726 (consulté le 18 mars 2022) []
  18. ( Le Green New Deal est le nom donné à plusieurs projets globaux d’investissement, notamment dans les énergies décarbonées, visant à répondre aux grands enjeux environnementaux et climatiques, tout en promouvant la justice sociale. On parle de Green New Deal principalement pour l’Union européenne (…) Wikipedia []
  19. ( « 5G: la vente aux enchères des fréquences rapporte 1,2 milliard d’euros à l’Etat » in LeSoir https://www.lesoir.be/449710/article/2022-06-21/5g-la-vente-aux-encheres-des-frequences-rapporte-12-milliard-deuros-letat (consulté le 3 septembre 2022) []
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