Dans une société où la qualité de l’alimentation est sans cesse mise à mal par l’industrie, il nous a semblé nécessaire de mettre en lumière les initiatives citoyennes, locales et engagées qui œuvrent à une meilleure qualité de vie.
Notre association collabore depuis quelques années avec la ferme des steppes située à Fraipont en région liégeoise. L’ASBL est un lieu où se marient brillamment les événements culturels et le maraîchage. Nous avons décidé de travailler avec elle également sur ce volet afin de réfléchir aux questions écologiques en lien avec une alimentation locale et de qualité.
Un GAC kezako ?
C’est l’acronyme de « groupe d’achats communs », une des formes de groupes d’achats alimentaires, au nombre de 280 en Wallonie. Pour la petite histoire, un des premiers GAC wallon fut d’ailleurs celui des camarades de Barricade [1], né il y a plus de 25 ans déjà. [2]
Le principe : on achète à plusieurs directement chez le producteur ou au travers d’une coopérative. Ça a beaucoup d’avantages et peu d’inconvénients. Le Réseau Citoyen de Recherche en Résilience (RCR²) a d’ailleurs même cartographié ces GAC aux côtés d’autres initiatives citoyennes et il relève 10 bonnes raisons pour en rejoindre un [3] :
Cela offre effectivement une alternative intéressante à la consommation dans les grandes surfaces. On sait que la plupart de celles-ci proposent un modèle industriel, basé le plus souvent sur les prix et non la qualité. Ce modèle ne permet pas que les producteur·rices puissent vivre dignement, il ne favorise pas une agriculture durable ni éthique, et l’objectif est avant tout le profit, même si le greenwashing [4] peut donner l’impression du contraire.
Les inconvénients se comptent sur les doigts d’une main et relèvent pour la plupart d’habitudes consommatrices où la grande distribution tente de nous engluer : les « emballages-aux-normes-en-plastique-colorés-en-portion-individuelles-faciles-à-ouvrir-et-refermer », la concentration d’un éventail de produits très divers dans un même endroit pour éviter de se prendre la tête, des prix parfois planchers dans les grandes surfaces discounts, etc.
Un GAC c’est finalement surtout deux faces de la même pièce militante :

Il n’y a pas beaucoup de steppes sur les hauteurs de Fraipont (commune de Trooz, région liégeoise). Mais il y a une ferme, reprise par Caro et Jérôme il y a 6 ans, et redynamisée par une ASBL qui marie maraîchage et événements culturels dans un cadre idyllique.
L’idée au départ c’était de faire revivre la ferme (petit élevage, culture maraîchère) et d’en faire profiter un maximum de gens dans le village et au -delà.
« Partager les produits et le lieu, faire (re)vivre la ferme, sans y perdre la santé » nous dit Jérôme.
D’emblée des questions se posent sur les débouchés à apporter aux légumes ; va-t-on devoir se plier aux normes de l’AFSCA [6] et ouvrir un registre de commerce pour créer un petit lieu de vente ? Non… La quantité de légumes ne le justifie pas, et on sait que l’agence peut (parfois sans le vouloir) mettre des bâtons dans les roues bien plus qu’aider les petits producteurs. En effet, même si l’agence a assoupli et clarifié ses positions par rapport aux petits producteurs, les normes restent quand même très contraignantes. Notamment au niveau de la pollution des sols ; à Fraipont, le taux de cadmium [7] est très légèrement plus élevé que la norme, à cause des industries chimiques de la région qui ont pollué les airs et les sols pendant plus d’un siècle. Depuis quelques années des organisations comme le Mouvement d’Action Paysanne proposent un système participatif de garantie (SPG), une sorte de tampon entre autodétermination des producteurs et contrôle par l’AFSCA, afin de sortir un peu les petits producteurs du circuit de ce contrôle parfois inutilement contraignant. [8]
D’autre part, un registre de commerce signifie une lourde tâche administrative, des taxes supplémentaires et des complications de gestion contrôlée par les pouvoirs subsidiants, quand il y en a. La formule du GAC paraissait donc toute trouvée ; elle permettait à Jérôme et Caro d’écouler les quelques légumes de la ferme, mais surtout de se connecter avec d’autres producteurs et des gens de la région, prêts à s’organiser avec eux.
» Cette formule est plus légère, c’est plus simple, ça a moins ce côté légal, formel et financier de la vente gérée par l’AFSCA » .
Au GAC de la ferme des steppes, on trouve aujourd’hui des légumes de la ferme, des produits de la coopérative Le Galline Felici, qui regroupe de nombreux producteurs siciliens et calabrais, mais aussi des produits d’autres producteurs·rices de la région (dans un rayon de 10km autour de Fraipont) ; bières, fromages, poulets, confitures, biscuits, vinaigres, etc. A côté de la production maraîchère, Jérôme, Caro et leur fille Luna organisent une série d’événements culturels (concerts, festival [9]), des stages ainsi que du camping à la ferme.

Au départ, l’idée d’un maraîchage « professionnel » pour faire vivre la ferme a été testée : une personne est venue les aider, mais très vite le projet a capoté. Cela tient souvent du miracle que de pouvoir vivre du maraîchage uniquement ; on sait que c’est un des métiers les plus difficiles et les moins bien rémunérés. [10]
Un plaidoyer pour la création d’un statut particulier pour les maraîchers, afin de reconnaître les externalités positives qu’ils apportent au territoire a d’ailleurs été rédigé par la Ceinture Aliment-Terre Liégeoise et le Mouvement d’action paysanne il y a cinq ans. [11] Depuis, la région a octroyé aux producteurs bio d’une surface de moins de 2,5ha une prime de 4000 eur/ha pour démarrer [12]. Une noisette de beurre dans les épinards de certains. Le métier reste encore bien compliqué, et peu rémunérateur : 8 Euros/heure en moyenne en Wallonie. À ce prix-là, il faut travailler plus de 50 heures par semaine pour gagner 1500€ net/mois. [13]
Après un essai peu concluant, Jérôme et Caro ont donc cherché une solution pour faire profiter un maximum de monde des produits de la ferme, sans y perdre leur santé (financière notamment). Le GAC était donc définitivement la solution toute trouvée.
D’autant que l’avantage le plus important pour Jérôme est bien celui de la maîtrise du rapport entre offre et demande puisqu’il existe un lien très étroit entre producteur·rices et consommateur·rices ; il peut avoir une « vision » de ce qu’il va pouvoir écouler puisqu’il sait dès le départ qu’une dizaine de famille s’engagent déjà dans le processus. Ce n’est évidemment pas aussi engageant que le système des GASAP [14] (AMAP en France), qui propose une forme de « contrat » entre les consommateur·rices et les producteur·rices sous forme d’abonnement, et qui permet de développer des investissements, mais cela permet de savoir où aller et de connaître les gens qui vont pouvoir acheter les légumes le temps venu.

Jusqu’ici c’est donc Jérôme qui, avec l’aide de notre ASBL organise des réunions une fois par mois, où se prennent notamment les commandes, mais surtout où s’échangent des conseils et où se tissent des liens. Il gère également l’aspect financier et administratif des commandes et des réceptions (factures, paiements, tableau des commandes, suivi financier, etc.) en plus de son boulot dans les champs. Il va chercher les commandes, organise la logistique, les transports, etc. Tout cela a un coût, en temps, en énergie mais aussi en euros, et est récupéré via une petite cotisation annuelle. « La logistique est un métier à part entière. Et elle a un coût qui est souvent difficile à chiffrer correctement et bien trop souvent sous-estimé par les producteurs comme par les consommateurs. Ces derniers ont parfois l’impression d’y gagner en se rendant directement chez le producteur puisqu’ils ne prennent pas en compte le temps passé et les kilomètres parcourus, pourtant bien réels. Les GAC et GASAP visent à regrouper les achats en vente directe pour diminuer ces coûts « cachés ». Soit le producteur livre, soit un seul membre des acheteurs se rend auprès du producteur pour l’ensemble du groupe. Malgré cela, le temps et l’énergie consacrés restent importants (recherche des producteurs, distribution des colis, administration, dynamisation du groupe, etc.). Si cette organisation convient très bien à certains consommateurs, d’autres ne peuvent ou ne veulent pas s’investir autant ». [15]
A terme, on espère que Jérôme va pouvoir déléguer une partie de cette gestion et organiser collectivement d’autres activités que des réunions ; projections-débats, discussions thématiques, échanges de graines, de recettes,… Mais qui va piano va sano ; il a fait le choix de prendre les rennes puis d’apprendre à déléguer. Chaque chose en son temps.
Un GAC ne se limite donc pas à organiser un point de collecte de paniers de légumes. Dans de nombreux GAC, des rencontres/activités sont organisées plus ou moins régulièrement pour :
Le GAC est aussi, et parfois seulement, un prétexte à plus de partages et de solidarité, à de nouvelles rencontres et expérimentations ; « c’est aussi l’occasion de retisser des liens et d’instaurer une certaine convivialité avec des personnes de la région, en s’unissant autour d’un même projet » ajoute Jérôme.
S’unir dans la convivialité fait sans doute partie de ces activités qui donnent du sens à nos vies débordées. Remercions la ferme des steppes d’y participer.
[1] Barricade est une ASBL liégeoise crée en 1996 et située dans le quartier Pierreuse à Liège. Elle est reconnue comme association d’Éducation permanente depuis 2005. Pour en savoir plus sur l’histoire de l’association : https://www.barricade.be/barricade/projet/historique
[2] BOUSBAINE, A.(2021/1), Des initiatives citoyennes pour manger local : le cas wallon, POUR, (N° 239), pp.3-4. https://shs.cairn.info/revue-pour-2021-1-page-69?lang=fr
[3] Pour en savoir plus sur ce réseau : https://asblrcr.be/collectifs-citoyens/gac/
[4] Le greenwashing (ou « éco-blanchiment », « verdissage » en français) est une méthode de marketing consistant à communiquer auprès du public en utilisant l’argument écologique de manière trompeuse pour améliorer son image.
[5] Un GAC est par définition un moyen de rendre les circuits alimentaires plus courts puisqu’il cherche à supprimer (ou remplacer) le maillon « distribution ».
[6] AFSCA : Agence Fédérale pour la Sécurité de la Chaîne Alimentaire. Pour en savoir plus sur son rôle et fonctionnement : https://favv-afsca.be/fr/propos-de-lafsca
[7] Le cadmium (Cd) est un métal blanc-bleuâtre, mou et très malléable. Il est obtenu industriellement comme sous-produit de la métallurgie du zinc, mais est aussi présent dans des minerais de plomb et de cuivre. Il est utilisé dans de nombreux procédés industriels comme par exemple la fabrication des accumulateurs électriques, la production de pigments, les écrans de télévision, la photographie, la métallisation des surfaces, etc. Une exposition prolongée au cadmium chez l’Homme peut induire une atteinte rénale, une fragilité osseuse, des effets sur l’appareil respiratoire, des troubles de la reproduction ainsi qu’un risque accru de cancer. Il est aussi suspecté d’entraîner des effets sur le foie, le sang et le système immunitaire. Source : https://www.cancer-environnement.fr/fiches/expositions-environnementales/cadmium-et-ses-composes/
[8] Voir https://gasap.be/spg-2/
[9] C’est aussi à la Ferme des steppes que D’une certaine gaieté co-organise le Ferm’stival, un petit festival à taille humaine pour célébrer l’été dans une ambiance festive et familiale. On y mêle arts de la rue, musique et ateliers : https://www.d1cg.org/agenda/fermstival-2025/
[10] Gruie, E., (2021, 26 octobre), Les maraîcher·es de la région liégeoise n’ont pas un métier facile : soutenons-les !, Ceinture Aliment-Terre Liégeoise. https://www.catl.be/2021/10/26/les-maraicher-eres-de-la-region-liegeoise-nont-pas-un-metier-facile-soutenons-les/
[11] https://www.catl.be/wp-content/uploads/2020/12/MAP-CATL-Lettre-revendications-maraichage.pdf
[12] A travers les mannes financières européennes de la PAC
[13] https://legumesdeseb.be/concept/
[14] Groupes d’Achats Solidaires de l’Agriculture Paysanne / Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne
[15] HUENS, V., (2015), GAC, GASAP, La ruche qui dit oui : du pareil ou même ?, Dossier circuits courts, SAWB. https://saw-b.be/wp-content/uploads/sites/39/2020/04/a1507_circuits_courts.pdf
