Pendant de nombreux mois, Marc Monaco et Sébastien Demeffe sont partis arpenter le territoire de l’Aéroport de Liège. Ils y ont rencontré de nombreux acteurs de terrain : manutentionnaires de centre de tri, formateurs en logistique, ouvriers, directeurs et responsables, opposants au projet, aiguilleurs, avitailleurs, douaniers, effaroucheurs, riverains, agriculteurs…
Contrairement à ce que pourrait laisser croire un certain biais militant, l’Aérofaune n’est pas un documentaire sur l’Aéroport de Liège qui nous raconterait « simplement » l’antagonisme entre les promoteurs du développement aéroportuaires et ses opposants. Le récit n’est ni monophonique ni stéréophonique. Les sons, les bruits et les paroles sont captés et restitués en bas, en haut, sur le côté. C’est abondant et protéiforme, comme tout ce que l’on regarde et écoute de près. Dans le texte qui suit, Marc et Sébastien nous racontent comment ils ont envisagé la réalisation du documentaire ; quelles méthodes, angles d’approche et cadrages sonores ils ont choisis pour raconter les multiples couches de ce territoire tout en évitant certains pièges. C’est une manière de faire enquête précieuse parce qu’elle nous donne à écouter les appartenances multiples à un territoire et, en cela, nous permet d’appréhender les conflits d’usages et les modes de vie qui s’y jouent. De quoi occuper nos nuits blanches solastalgiques et pourquoi pas se mettre à rêver à l’Est sans y trouver Alibaba.
Tout commence une nuit d’été. Les fenêtres sont ouvertes. On se relève pour boire un verre d’eau. Les oiseaux ne chantent pas encore, il doit être proche de quatre heures du matin quand le grondement d’avions vient percer, à répétition, le silence de la nuit. Dans ce moment confus, entre le sommeil et l’éveil, on entrevoit une perspective soudainement claire. Ces troubles du sommeil s’agencent aux flux nocturnes des marchandises, aux travailleurs qui chargent et déchargent des colis et aux consommateurs plutôt diurnes qui se reposent… Autant de dimensions qui cohabitent dans un monde étrange et composite. Ce qui vient nous chatouiller dans le creux de la nuit, c’est le grand projet de reconversion économique d’une région sinistrée par la désindustrialisation. En l’espace de trente ans, la logistique est devenue une fierté liégeoise portée par une situation stratégique sur la carte de l’Europe et la promesse de nombreux emplois. Voilà comment est née l’envie d’interroger la complexité de ce modèle et les nombreux points de vue qui façonnent un aéroport de fret. L’Aérofaune est une occasion pour nous de mieux comprendre notre monde et son interdépendance avec d’autres territoires, d’autres ressources et modes d’existences.
Sur le tarmac, les marchandises arrivent des quatre coins de la planète : petites, lourdes, volumineuses, dangereuses, fragiles et même vivantes. Liège Airport est devenu un hub qui compte dans la chaîne d’approvisionnement mondiale lancée à pleine vitesse. Le centre de tri est une douane intérieure, un passage critique dans une économie où tout ralentissement et interruption du flux coûte cher. L’organisation logistique de ces flux mondiaux demande une coordination sans faille, une machinerie qui se prolonge en aval de la piste, dans les entrepôts, pour repartir ensuite dans les airs ou sur les routes jusqu’à nos habitations, commerces et entreprises.
Comment fonctionne la logique de la circulation ? D’où vient et où va la marchandise ? Qu’est-ce qui est transporté ? Quels types de travail la logistique requiert ? Autant de questions que nous plaçons au centre de nos rencontres et qui nous permettent d’interroger nos modes de vie et les dommages collatéraux — climatiques, écologiques et sociaux — que ce flux de marchandises produit.
Un aéroport, c’est imposant et éblouissant, à tel point qu’il en vient à occulter d’autres dimensions de la réalité qui se joue autour de lui. Pour sortir de ce « piège » tendu par la démesure de l’infrastructure, nous avons décidé d’inclure des contrepoints en fouillant les histoires passées que le territoire recèle dans ses sols, ainsi que les modes de vies des animaux qui cohabitent sur les différentes « zones de bruits » liées à l’activité aéroportuaire.
Nous retrouvons tout le long du documentaire des protagonistes transversaux avec lesquels le monde de l’aéroport doit composer. Chacun témoigne d’une manière singulière d’être et de vivre. Les oiseaux, les conservateurs et les archéologues permettent un décentrement de l’activité aéroportuaire par le recadrage du territoire à partir d’autres récits et d’autres enjeux. Ici, nous sommes en lien avec les modes de subsistance ancestrale, là-bas, les oiseaux en migration circulent instinctivement et librement entre l’Europe et l’Afrique. En sortant du point de vue de l’exceptionnalisme humain et du progrès technologique, nous entendons comment l’activité humaine est impliquée dans la vie et la disparition d’autres espèces, mais aussi nous menace. Toutes ces situations décalées montrent comment le pire et le meilleur se côtoient, questionnent le sens de notre destinée, suscitent des émotions et au final nous humanisent malgré ce flot incessant de marchandises.
Pour la création sonore, nous avons fabriqué un univers qui représente l’aspect composite de ces multiples couches et usages d’un même territoire. L’absence d’image permet de renégocier, plus librement, l’espace donné à chacun·une et les rapports de force entre les volumes sonores déployés. À partir de sons captés sur le terrain, parfois mixés à la musique originale d’Armelle Marcadé, nous voyageons dans des paysages sonores étranges ou le cri des oiseaux semble interpeller le grondement des machines. Les frontières sonores sont poreuses, les espaces et usages se chevauchent. Pour déjouer la fatalité du vacarme ambiant et faire co-exister des réalités souvent inaudibles, on doit les démêler. Il faut parfois s’éloigner, penser en volume pour déplier les différentes strates d’un espace sonore. Après, on les redispose dans une nouvelle perspective tout en marchant sur le fin fil des limites du réalisme.
Nous abordons aussi la matière sonore en tant que flux. L’atterrissage et le décollage, le débarquement et l’embarquement sont l’occasion d’une plongée dans la densité et l’abondance. On passe du calme stoïque de la tour de contrôle vers l’agitation du tarmac, des moteurs en bout de piste à l’effervescence des handlers qui déchargent. Chaque bribe ou mouvement sonore peut être prolongé par un autre ou enclencher un second d’une tout autre nature, comme s’il y avait un lien physique et énergétique entre des actions qui ne se passent pas simultanément ni au même endroit. Au-delà de la réalité sonore du terrain, nous essayons de donner place à un imaginaire débridé ou parfois métaphorique. Les chevaux font la course avec les avions, les oiseaux migrateurs atterrissent sur le tarmac, un tracteur se transforme en avion, une chouette chevêche crie dans un entrepôt.
À la sortie du documentaire, en novembre 2021, une partie de la population liégeoise vivait encore dans les affres des inondations survenues l’été. Des milliers de maisons avaient été dévastées par des intempéries hors-norme qui sont la conséquence directe du déréglement climatique. Lors des écoutes publiques dans la région, nous avons remarqué que cet événement climatique extrême est devenu l’hors-champ silencieux depuis lequel les liegeois.es entendaient le documentaire. Cette année, c’est l’été torride et les sécheresses exceptionnelles qui marquent les esprits. Il est devenu impossible de ne plus faire le lien entre les activités de l’aéroport situées sur le plateau, toutes grandement émettrices de gaz à effet de serre, et la situation des habitant.es des vallées ravagées par les pluies diluviennes. Cette contradiction, entre d’un côté le soutien à une activité économique qui offre un revenu à des milliers de personnes et la volonté de stopper le désastre vers lequel nous mènent les activités qui réchauffent la planète, hante maintenant tout.es les habitant.es de la région.
Si on commence aujourd’hui à enquêter dans les territoires touchés par les inondations, le malaise devient encore plus profond. On remarque vite que la grande majorité des victimes des inondations et donc du changement climatique appartiennent à ce que l’on nomme « les populations sinistrées par la désindustrialisation de la région ». Cette caractéristique sociologique, presque administrative, est pourtant ce qui justifie la création et le soutien à un aéroport de fret de la part des Autorités régionales et locales, à coup d’investissement massif d’argent public. Nous voilà bien perdus, lessivés par les torrents d’eau, engloutis par les vagues de chaleur, en train d’essayer de retrouver un semblant de cohérence à partir des gestes que nous posons quotidiennement. C’est comme ça que nous entendons le fantôme d’un septième épisode.
Le documentaire radiophonique est divisé en 6 épisodes de plus ou moins 50 minutes. Chaque épisode est pensé comme un récit autonome et compréhensible en lui-même. Le territoire, défini par la carte des zones de bruit de l’aéroport et une déclinaison de thèmes en lien direct avec son activité, assure une continuité dans la trajectoire de l’ensemble de la série.
Airport City
Dans le premier épisode, c’est à travers différentes trajectoires de vie que nous abordons le territoire singulier dans lequel s’est construit l’aéroport. D’une part, nous le parcourons à travers les témoignages d’acteurs historiques qui relatent les enjeux et les tensions que son développement a suscitées. Et d’autre part, nous l’abordons par la rencontre avec des personnes qui sont actuellement à un carrefour de leur vie et en lien direct avec l’aéroport. Nous voyageons entre les lieux et les témoignages. Entre la directrice des relations publiques et la classe du Forem où des chômeurs se forment à la logistique. Entre un habitant exproprié de sa maison qui mène le combat contre l’aéroport depuis plus de 20 ans et les tribulations d’un avitailleur sur le tarmac. Entre un entrepreneur qui découvre Extinction Rebellion et une balade à vélo autour de la zone aéroportuaire.
Les maîtres de l’entrepôt
Pour le deuxième épisode, nous nous immisçons plus profondément dans le territoire aéroportuaire. Sur le tarmac, nous sommes accueillis par les autorités régionales qu’émerveille la dalle de béton. Dans le parc industriel attenant, nous suivons le parcours de ces nouveaux travailleurs de la logistique dans leur formation, leur stage et leur premier contrat. Plus loin dans une carrière abandonnée, des bagueurs recensent les oiseaux migrateurs de passage sous les décollages et atterrissages.
« A vol d’oiseau »
Le troisième épisode est consacré aux mondes aériens. On y entend un pilote d’avion, un aiguilleur du ciel, un neurologue de haut vol, un ouvrier spécialiste du sommeil… On tend aussi l’oreille aux raisons qui poussent les oiseaux migrateurs à atterrir dans les bassins du Haut-Geer, à celles qui décident les gestionnaires de l’aéroport à vouloir allonger la deuxième piste d’atterrissage, et à celles que fourbissent les opposants à la venue d’Alibaba, géant de l’e-commerce, à Liège.
Pied à terre
Dans le quatrième épisode, nous suivons le trajet d’un colis une fois celui-ci débarqué de l’avion, partons à la recherche du cri de la chouette chevêche dans les campagnes autour de l’aéroport tout en étant surpris par l’arrivée impromptue de joyeux activistes venus chambarder l’allocution du directeur de Liège Airport lors d’une soirée de gala… Tout cela en approchant nos oreilles au plus près du sol à l’écoute de riverains qui s’y tiennent : agriculteurs qui travaillent la terre, archéologues qui la creusent et conservateurs du patrimoine humains et non humains qui la maintiennent.
Mille façons de voyager
Dans le cinquième épisode, nous découvrons comment les chevaux prennent l’avion ; pourquoi les « Chinois » débarquent à Liège Airport ; quand les douaniers ouvrent nos colis ; qui nettoie les bureaux dans l’ombre et qui sont ceux qui agissent pour le bien de la région liégeoise…
Retour vers le futur
Avec le sixième et dernier épisode , nous tendons la perche aux temps nouveaux qui s’annoncent, tout en suivant le travail de Sisyphe des effaroucheurs du tarmac qui inlassablement traquent chaque mouvements d’oiseaux en approche. Le micro devient ici une boule de cristal qui tente de capter les dangers imminents et les promesses d’avenir radieux à travers les visions d’un directeur et d’une femme politique, les doutes d’un ingénieur en aérospatiale, la colère d’un syndicaliste et la détermination d’une avocate.
Crédit photo en couverture: Grâce-Hollogne. Départs et arrivées à l’aéroport de Liège, mardi 09 août 1994