Analyse

Usages et communs : comment la CCkali espère troubler le droit de propriété.

Défendre les communs

Miss Eraing
15/11/2023

Ce 6 novembre 2023, les collectifs usager·es de la Cafétéria Collective Kali et les habitant·es du 32 rue Saint-Thomas à Liège ont lancé une campagne de don afin d’acheter en propriété d’usage le bâtiment qui les abrite. Cette campagne est l’aboutissement d’un long processus de réflexions à propos du droit de propriété privé et des formes que celui-ci pouvait prendre pour correspondre au projet collectif et politique porté par le groupe. Iels ont opté pour un dispositif juridique qui priorise la faculté d’habiter ce lieu au détriment du fait de le posséder. Au beau milieu d’une ville toujours plus soumise à l’extraction de valeurs marchandes, iels ouvrent ainsi la possibilité d’expérimenter un autre rapport à la propriété d’un bien sur le long terme.

Par Miss Seraing, usager de la Cafeteria Collective Kali.

Le propriétaire actuel du lieu nous a proposé d’acheter le bâtiment, il y a maintenant deux années de cela. Cela a été le point de départ d’un cycle de rencontres, de discussions, d’apprentissages et d’échanges auxquels j’ai activement contribué. Ces démarches nous ont permis de mieux comprendre les enjeux et la complexité des choix qui s’offraient à nous. Elles nous ont amenées à proposer une forme de propriété d’usage au cœur d’une époque qui consacre le droit absolu des propriétaires, et qui escamote toute autre forme de rapport aux choses. Il me paraît important de partager avec vous les fruits les plus mûrs de nos réflexions.

Il y a sept ans, une petite bande bien décidée signait un contrat de bail pour ce rez-de-chaussée de la rue Saint-Thomas, avec dans l’idée, d’en faire un lieu ouvert sur la ville, de l’aménager pour accueillir des gens qu’on ne connaissait pas encore très bien, pour l’occuper et l‘entretenir avec nous. On pensait à l’autogestion, à la fête, à la lutte, aux communs, aux bouffes populaires, à l’inclusivité, à l’anarchie ; on ne pensait pas du tout à s’intéresser aux problèmes de propriété et encore moins à se gratter les méninges sur les subtilités des approches du droit de propriété.

Il m’est arrivé quelques fois de tiquer face à certaines dynamiques collectives qui occultaient complètement ces questions. J’ai déjà personnellement vécu des situations où le problème des ayants droit était mis sous le tapis jusqu’à ce qu’un conflit d’usage devienne impossible à contourner et que finalement on mette sur la table les actes de propriété, qu’on joue sur l’absence d’un bail pour revenir sur des promesses et des usages déjà en place.

On se fait surprendre par ce qui resurgit pour la simple et principale raison que trop souvent les possessions personnelles, les revenus et les promesses d’héritages de chacun·nes sont des tabous dans les milieux critiques du système capitaliste. Cette histoire de propriété est un nœud central dans la structure économique et sociale où nous vivons. On ne parle pas facilement de notre rapport intime à l’argent. Il y a pourtant des besoins et des attentes différentes. Quand on s’engage sur des projets collectifs, nous agissons comme si nous étions égaux, nivelés à égalité par notre cause commune alors que ce n’est jamais le cas. Dans la société dans lequel nous vivons, nous n’avons pas les mêmes moyens et besoins financiers pour faire face aux problèmes qui se présenteront à nous. Il faut donc développer une culture de la mise en partage de ces problèmes en des situations différenciées que nous connaissons toutes et tous.

Défendre les communs

Qu’on en soit venu à parler très vite de « propriété d’usage » n’est ni l’aboutissement d’un plan préétabli, ni une histoire de hasard, mais plutôt une affaire de pratiques politiques et d’un air du temps. L’attitude adoptée dès le départ par le groupe affinitaire à l’initiative du lieu a été déterminante. Nous filions une clé et donnions accès à l’agenda en ligne pour la réservation du lieu à celles et ceux qui en avaient besoin pour leur activité sans autre condition qu’iels s’engagent à respecter la charte des usages du lieu.

Cette attention à qui vivaient au-delà de notre entre-soi, aux voisins et aux gens de passage, à l’accueil de celles et ceux qui marquent une altérité à nos propres usages, a non seulement perduré dans le temps, mais s’est renforcé avec l’arrivée de nouveaux collectifs usagers du lieu. Le passage d’un groupe affinitaire ayant le contrôle du lieu à une assemblée des usages pour la gestion commune du lieu a permis une décentralisation et une diversité que je n’ai jamais vue ailleurs. Le « nous » est devenu multiple et en évolution. Quand nous nous sommes retrouvés devant la nécessité de nous positionner face à la proposition de rachat[1], nous ne pouvions dès lors plus nous projeter dans un modèle de propriété classique d’un bâtiment que nous vivions comme des « Communs ».

Les Communs désignent des ressources partagées entre une communauté d’utilisateurs qui déterminent eux-mêmes le cadre et les normes régulant la gestion et l’usage de ces ressources. Pas de communs sans communisation – c’est-à-dire de pratiques de mises en commun.

Pour nous, cette notion de « Communs » se réfère à une histoire bien précise. Au Moyen Âge, certaines terres, qu’on appelait « les communaux », pouvaient être ouvertes aux récoltes de tous·tes : tout un chacun avait la possibilité d’aller ramasser du bois de chauffage ou des champignons et les paysan·nes pouvaient y laisser paître leurs moutons[2]. Au XVIIe siècle, un point de bascule important a lieu en Angleterre. Ces communs disparaissent au profit de monopoles exclusifs sur les biens. Cette transformation, qui va s’étendre à toutes l’Europe, est nommée « enclosures ». Ce terme anglais désigne la clôture d’une terre, conduisant à la privatisation des terres communales et provoquant du même coup la paupérisation d’une masse de paysans sans terre, dont les animaux se nourrissaient dans ces pâtures communes.

Karl Marx a fait des enclosures le début de la prolétarisation qui a permis à la révolution industrielle naissante de trouver sans difficulté la main-d’œuvre bon marché et exploitée dont le capitalisme avait besoin. Nous vivons plus que jamais dans un monde où les ressources partagées font l’objet de prédations multiple de la part de possédant.es pour en avoir la propriété exclusive. C’est même principalement par la valorisation du principe d’appropriation privée que nous sommes éduqués et socialisés.

À la Cafeteria Collective Kali, nous sommes très attaché·es à la création et à la défense des Communs. À travers la mise en place de règles et de modalité de gestion collective, mais aussi à travers le débat, nous essayons de conjurer la malédiction de l’enclosure et d’aviver des manières de vivre où la solidarité et la défense des communs sont des sources d’émancipation.

Comment « Habiter » sans posséder ?

Au début de notre investigation sur les modalités de la propriété, on nous a tout de suite présenté la forme de la coopérative immobilière, avec ses parts pour financer l’achat du bâtiment, comme une solution évidente : nous pouvons partager les mêmes valeurs, chacun·e avec son argent. Nous n’avons pas été convaincus. Si la solution de la coopérative immobilière s’avère pragmatique pour récolter des fonds et concrétiser un achat, des retours d’expérience d’usager·ère·s et de gestionnaires de ces coopératives nous indiquaient que cette proposition n’était pas adéquate pour un projet comme le nôtre, centré sur les communs et l’usage. Le risque majeur consistait à subordonner notre initiative au nécessaire objet économique qui définit la coopérative – qui doit s’accompagner d’un business model, d’un plan de développement, d’une position concernant le salariat et le travail bénévole,etc.

Au même moment, des discussions autour de la propriété avaient lieu dans plusieurs projets autogérés, notamment en France, sur les terres et les bâtiments occupés depuis plus de vingt ans à Notre-Dame-des-Landes à la suite de la lutte contre la construction d’un aéroport.

En vue de ce projet, l’État français avait acquis bon nombre de terres du bocage nantais. Devant la résistance tenace des occupant·es qui avaient investi les lieux, l’État français a dû abandonner le projet d’aéroport. La question s’est alors posée de quoi faire de ces terres appartenant à l’État? Les zadistes ont proposé de développer l’usage commun des champs, des forêts et des sentiers dont elles et ils prenaient soin depuis dix ans, et par conséquent que l’accès à la terre devienne collectif. Le refus de l’État a été catégorique. Pour se donner la possibilité de pérenniser l’expérience qui s’est développée au travers de la lutte contre l’aéroport, iels ont alors décidé d’acquérir les terres, les forêts et les bâtis via un outil bien particulier : le fonds de dotation nommé « La terre en commun ». En France, un fonds de dotation est un organisme de mécénat destiné à réaliser, ou à aider un autre organisme à but non lucratif à réaliser une œuvre ou une mission d’intérêt général. Il permet notamment l’acquisition de terres et de bâtis de manière collective, sans système de parts ni d’actions. Il ne prévoit aucun dividende aux donateurs, hormis les avantages fiscaux liés aux dons. Cela signifie que le projet ne peut être fragilisé par des personnes voulant récupérer leurs parts, et que le pouvoir n’est d’aucune manière lié aux sommes apportées[3].

Cette expérience de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes a été fondatrice dans notre manière d’imaginer la forme de propriété qui nous semblait correspondre à nos besoins. Elle n’a pas été la seule. Nous avons rencontré des membres de la foncière Antidote et arpenté le livre que celle-ci venait de publier : « Habiter sans posséder ». Tout un programme. En discutant avec eux, nous avons commencé à imaginer nos besoins pour pérenniser notre lieu collectif tout en neutralisant la partie la plus nocive de la propriété qu’il nomme « l’abusus »[4].

Pour expliquer, la notion de propriété, Antidote prend l’exemple d’un arbre : « L’usus donne le droit de faire une sieste à l’ombre de son feuillage, le fructus celui de manger ses fruits, et l’abusus le droit de le couper. Appliqué à un lieu collectif, neutraliser l’abusus revient donc à le sortir du marché afin qu’il ne puisse être vendu ». La foncière Antidote fédère déjà plusieurs lieux autogérés, allant d’une ferme dans l’Aveyron à un espace culturel à Nancy. Cette manière de faire à plusieurs avantages. Elle permet de mailler différents espaces autogérés à l’échelle d’un pays, de les libérer du marché et de la précarité, de penser à une stratégie d’autonomie financière depuis des lieux et des milieux bien ancrés dans la spécificité quotidienne de leur territoire. La propriété est confiée à la foncière Antidote et par le biais de baux emphytéotiques, elle va déléguer aux usagers d’un lieu, tous les droits d’un propriétaire, sauf celui de vendre.En somme, il s’agit de délester les collectifs d’usage de la propriété foncière, en restituant par là le lieu à ses usagères et usagers.

Il est aussi important de souligner que sur la ZAD de NDLL, ce dispositif d’achat va provoquer des réserves, voire une certaine opposition. La création du fonds de dotation « La terre en commun » n’a pas fait l’unanimité ni parmi les occupant.es de la ZAD, ni ailleurs sur d’autres occupations. Les opposant.es ont publié une tribune, intitulée « L’achat des Terres à L’État signe la mort politique de Notre-Dame-des-Landes [5]. On ne peut être plus explicite. Pour eux, le recours à l’achat et à la propriété privée rend les perspectives de luttes actuelles inoffensives vis-à-vis du capitalisme et est en totale rupture avec l’imaginaire de nombreuses luttes paysannes : « Au contraire, il s’agit de convertir en propriété immobilière la notoriété exceptionnelle accumulée par la lutte pendant des années. Ce faisant, on rentre dans le jeu de la spéculation financière sur la terre. C’est combien ? 10 000 euros ? Ok, on achète ».

Nous sommes très sensibles aux contradictions que soulèvent les rédacteurs de cette tribune face à la stratégie de rachat des terres. Il est a priori curieux d’utiliser le ressort de la propriété pour favoriser ce qu’on nomme les communs. La critique est pertinente, le paradoxe bien réel, et ne doit pas être écartée. Nous y reviendrons plus tard. Il n’en reste pas moins que les réflexions menées par la foncière Antidote, ou celle de « Terre en commun », creuse une nouvelle voie dans le droit de propriété. Il s’agit justement de ne pas tomber dans la simplification d’un discours qui nous entraîne dans une opposition binaire « pour ou contre » la propriété. Or les questions que nous nous posons sont : Qu’est-ce qui nous dérange dans cette notion de propriété ? Comment créer des formes juridiques et sociales alternatives à la propriété privée exclusive ?

Dans cette perspective, le rachat du bâtiment reste pour nous un projet politique clairement affirmé : tenter de vider la notion même de propriété de tout ce qu’elle véhicule d’appropriation, de capital, de spéculation et de rente héritée. Ce que nous allons chercher à faire n’est pas de recourir à la propriété privée, mais bien de neutraliser celle-ci pour pérenniser la Cafeteria Collective Kali, afin que personne ne possède ce bâtiment, mais qu’il reste utile à beaucoup.

Usus, fructus, abusus

Pour comprendre comment fonctionne une propriété commune et la comparer avec notre manière de nous organiser, la typologie utilisée par Elinor Ostrom dans le cadre de ses recherches sur la « gouvernance économique » est très utile[6]. Ostrom a été récompensée du prix Nobel d’économie pour « avoir démontré comment les copropriétés peuvent être efficacement gérées par des associations d’usagers » et pour avoir remis en cause « l’idée classique selon laquelle la propriété commune est mal gérée et doit être prise en main par les autorités publiques ou le marché ».

Dans un article publié en 1992[7], Ostrom fait la démonstration qu’un régime de propriété peut se composer de droits clairement définis sans que cela implique qu’ils intègrent le droit d’aliéner (Abusus). On voit bien, à la lecture du tableau, comment l’absence de droit d’aliénation ne signifie en aucun cas une définition incomplète du régime de propriété. Ce qui importe dans l’identification d’un régime de propriété commune, c’est la possession ou non des droits d’exclure et de gestion[8]. Le droit d’exclure concerne le droit de déterminer qui va bénéficier du droit d’accès et comment ce droit à l’accès peut (ou non) être transféré.

 

Propriétaire
(Owner)
Propriétaire sans droit d’aliénation
(Proprietor)
Détenteur de droits d’usage et de gestion
(Claimant)
Utilisateur autorisé
(Authorized User)
Accès et prélèvement
(Access and Withdrawal)
X X X X
Gestion
(Management)
X X X
Exclusion X X
Aliénation X
Tableau : Faisceau de droits associés aux positions

Comparons.

Pour avoir accès à la Cafeteria Collective Kali et à ses fonctionnalités (ou en être exclus), c’est l’assemblée des usages composée des usager·ère·s du moment qui décident. Dès lors la question devient : Comment faire en sorte que les usager·ère·s qui n’ont aucun mandat juridique gardent ce pouvoir de décider qui a accès ou pas dans un dispositif où ils auraient les prérogatives d’un propriétaire ? Dit autrement, peut-on imaginer habiter de plein droit sans posséder ? Jusqu’ici, la propriété d’usage n’existe pas dans le droit belge. En droit belge, la propriété se définit comme le droit de jouir et de disposer d’une chose de la manière la plus absolue pourvu que l’on n’en fasse pas un usage prohibé par la loi ou par les règlements (article 544 du Code civil)[9]. C’est sans doute là que se situe le nœud de notre problème. Nous le découvrons au fur et à mesure que nous avançons.

Cette idée que la raison du propriétaire est supérieure à toutes les autres raisons provient d’un système économique fondé sur l’idée de prééminence absolue de la propriété marchande. Elle entraîne des conséquences énormes sur nos manières d’habiter le monde et de jouir de nos droits. Comme le signalent à juste titre Christophe Clerc et Gérard Mordillat, auteurs de « Propriété, le sujet et sa chose », le mot « propriété » est un piège, car il renvoie immédiatement à notre définition occidentale de la propriété où existe une hypertrophie de l’abusus. Il serait plus universel de parler de rapport d’appropriation, rapport auquel le droit donne une valeur juridique et qui peut prendre des formes innombrables.

À ce stade, la juriste qui va le plus influencer nos discussions est la chercheuse en droit, Sarah Vanuxem[10]. Par sa lecture du droit, elle ouvre de nouvelles perspectives et précise les contours de formes juridique qui ce que nous pourrions parfaitement habiter. Dans un livre à contre-courant de l’interprétation dominante du droit, mais nourrie d’histoire et d’une connaissance érudite des théories juridiques, elle démontre que ce qu’on appelle aujourd’hui « les communs » est présent dans les textes fondateurs du droit français.

À partir de cette généalogie, elle développe l’idée d’une définition de la propriété comme « faculté d’habiter » des lieux. Pour Vanuxem, le Code civil reconnaît la propriété collective et les droits d’usage des terres. D’ailleurs, précise-t-elle, « dans le code civil, on a pléthore d’exemples de propriétés collectives : la mitoyenneté des murs, l’indivision, la copropriété des immeubles bâtis… Il y a toute une série d’exemples de propriétés exercées à plusieurs ». Par ailleurs, le terme « absolu » est souvent interprété dans l’idée que la propriété est un droit souverain de domination. Or, selon Sarah Vanuxem, le Code civil ne dit pas cela. Ce n’est pas par ce que ce droit est absolu qu’il confère au propriétaire un droit total sur la chose possédée ; le texte dit qu’on doit tout autant respecter les lois et les règlements. Dans le droit rien n’est jamais absolu : les débats et les querelles sont la substance même du droit.

En revenant sur la manière d’envisager la propriété en droit romain, Sarah Vanuxem ouvre une voie pour penser la propriété autrement que comme un pouvoir exclusif d’un sujet sur un objet qui lui est extérieur. De fait, la notion romaine de chose (res en latin) pourrait ouvrir une voie nouvelle[11]. Dans son acception la plus ancienne, res signifie le procès ou l’affaire à débattre, de sorte que les choses se présentent comme des lieux où débattre. Chose et lieu se trouvent alors identifiés.

« Les lois et les règlements prohibant certains usages des choses en formeraient comme le règlement intérieur ; ils obligeraient à respecter la destination des lieux. Dans cette vision, les choses ne sauraient jamais être à strictement parler appropriées. Car la propriété ne signifierait jamais qu’un droit d’user des choses dans le respect de certaines règles. (…) La propriété ne portant pas sur les choses mêmes, mais seulement sur des droits ou places en elles, le propriétaire serait celui à qui un droit, soit une place, se trouve attitrée, attribuée ou réservée. Il serait celui-là qui bénéficie d’une place dans la chose. »[12]

Cette proposition de lecture nous a très fortement inspirées pour construire l’architecture juridique dont nous avions besoin pour l’achat de notre bâtiment. Elle nous a ouvert l’esprit à la créativité. Ne plus regarder et penser notre bâtiment comme un substrat matériel, un simple objet, une part de gâteau à acheter, découper et distribuer en autant de portions. Mais plutôt continuer à le penser comme une demeure et un écosystème. Pour une propriété d’usage de fait, nous devons distinguer le fait de « s’approprier à » (au sens de se rendre propre à quelque chose) du fait de « s’approprier de » ( au sens de posséder quelque chose). Concrètement cela veut dire que nous devons opter pour une propriété juridique qui appartient à son objet, une fondation, laquelle se voit ainsi confier l’abusus, le droit de domination sur sa propriété, pour être aussitôt bridée et retenue par son objet social qui prévoit le retrait du bien immobilier du marché spéculatif. L’abusus ainsi neutralisé, il nous reste à transférer par un bail emphytéotique les droits d’accès, d’exclusion et de gestion à une ASBL qui fonctionnera sur la logique de l’assemblée des usages.

Mur par Mur

À partir de ce cheminement en commun, nous avons créé une architecture juridique qui nous permette d’une part de mettre les usager·ère·s au cœur de la prise de décision de tout ce qui concerne la vie du lieu, son entretien, sa destinée… et d’autre part, de faire en sorte que le lieu appartienne à ses usages plutôt qu’à des usager·ère·s qui ne sont que de passage (propre de la condition humaine sur terre). Nous avons pour cela créé une fondation privée « Mur par Mur » qui sera propriétaire de l’immeuble et qui confiera son usage à des personnes physiques ou morales en accord avec son objet social, auquel la fondation est elle-même bien évidemment tenue : « sortir durablement des biens immobiliers du marché spéculatif et en confier l’usage à des collectifs ou personnes œuvrant à, et soutenant la transformation sociale dans une optique de solidarité, d’écologie politique, sociale et populaire, ainsi que de lutte contre toute forme de domination et de discrimination ».

La fondation s’est en quelque sorte elle-même « lié les mains » de manière à ne plus pouvoir revendre le bâtiment comme elle le voudrait s’il lui en prenait la fantaisie. Par ailleurs, une garantie supplémentaire est apportée dans le sens où si la fondation venait à disparaître, une clause spécifique de ses statuts prévoit que ses propriétés devraient impérativement être transmises à une autre fondation poursuivant des buts similaires.

Nous avons aussi créé une ASBL, « La demeure », qui sera liée à la fondation par une convention entre les deux parties. Cette association représentera les usager·ère·s et s’engagera à gérer l’immeuble, à le faire évoluer dans ses diverses fonctions. L’architecture juridique bâtie entre la Fondation « Mur par Mur » et l’ASBL suit une logique qui épouse les valeurs d’autonomie, d’horizontalité et d’autogestion. Elle vise à faire circuler et à déconcentrer le pouvoir, et à impliquer un maximum d’usager·ère·s, tout en étant attentive à une utilisation raisonnable des énergies disponibles – par définition limitées en ces temps de détresses et de pressions multiples.. L’idée est de valoriser l’attachement d’une personne à un bien sur la base d’un usage du bien et non de la détention d’un titre de propriété marchandisable.

In fine, qui est le propriétaire dans la propriété d’usages ? Nous pouvons maintenant répondre. En faisant un tel montage juridique, nous accordons la propriété non à une entité morale sujet de droit mais au lieu-dit CC Kali. Nous avons tenté d’instituer avec la fondation cette chose-lieu comme ultime propriétaire, et attributaire de droits. Par contre, aucune des personnes habitantes ou usagères ne peut s’approprier de cette chose-lieu que nous avons constituée, car celle-ci est appropriée par elle-même. Les choses sont des lieux, des lieux de vie ou milieux dans lesquels cohabitent des personnes humaines, lesquelles y règlent leurs affaires et leurs éventuels différends. Les usager·ère·s de la CC Kali sont attributaires de droits ou places dans des choses-milieux, les personnes accueillies jouissent et bénéficient de ces dernières autant qu’elles les ménagent et entretiennent. De cela découle la définition que l’on donne d’une usagère.

Embarrassons la propriété.

Avec notre proposition, nous ne pensons pas résoudre tous les problèmes, en particulier ceux liés à l’inégalité, à la pauvreté, aux mal-logements, à la spéculation immobilière ou encore à la captation du logement par le tourisme et celle des terres agricoles par des fonds d’investissement. Nous ne pensons pas non plus que la multiplication des propriétés d’usage soit une solution politique généralisable dans la situation actuelle. Notre projet a ses limites.

En passant par le rachat du bâtiment qui nous abrite, on fait de la protection de notre « lieu-commun », une transaction privée sur un marché plutôt qu’un enjeu de régulation publique. Nous choisissons une voie pragmatique plutôt que programmatique. Nous allons bien pouvoir mettre en propriété d’usage notre lieu de vie, mais uniquement parce qu’un propriétaire a bien voulu le mettre en vente sur le marché, en fixant le prix de la transaction. Non seulement il ne paraît pas très praticable de généraliser cette stratégie du rachat mais cela ne serait sans doute même pas souhaitable du tout. Pour un bâtiment racheté au nom du droit à l’existence, combien seront conservées par des propriétaires que rien n’oblige à vendre et qui ont sans doute financièrement intérêt à continuer à faire fructifier leurs portefeuilles. Au jeu du rachat et de la propriété privée, ce sera toujours le Capital qui gagne.

Ces critiques, nous en faisons des attentions. Faire des îlots de communs dans un océan de propriété n’est pas suffisant. Toutefois, notre proposition de propriété d’usage en l’état n’en est pas moins politique. À travers notre expérience, nous voulons montrer que les communs peuvent se réinventer et s’épanouir dans un cadre qui échappe aux propriétaires. Notre combat principal reste bien celui des limites à imposer au droit de propriété, qu’il soit public ou privé. En s’inspirant des travaux de Sarah Vanuxem, nous cherchons à reformuler le droit de propriété, non comme un pouvoir de domination sur les choses, mais comme une « faculté d’habiter la Terre » ouverte à tous les vivants. À travers, l’achat du 32, rue Saint-Thomas, nous tentons une fissure dans l’hégémonie du discours libéral et, cette fissure, nous essayons de la faire grandir par l’expérimentation que représente la propriété d’usage. Par la contamination et l’hybridation à d’autres projets, nous ouvrons à d’autres le partage et la transmission de cette expérience.

Miss Seraing, usager de la Cafeteria Collective Kali.


[1] Si le bien retourne sur le marché immobilier, avec l’arrivée du tram au centre de Liège, il est très peu probable que la CCKali puisse continue à louer au futur nouveau propriétaire, en tous cas avec un loyer raisonnable comme c’est le cas actuellement.

[2] C’est ce qui est écrit dans la « Charte des forêts » promulguée en 1217 en Angleterre, dont on dit qu’elle constitue une des premières consécrations juridiques des Communs. A l’époque, les forêts d’Angleterre faisaient l’objet d’un vif conflit d’usage entre la monarchie britannique et le petit peuple. Une partie significative des anciennes forêts communales avaient en effet été transformées en « forêts royales » de manière à en faire des domaines de chasse réservés aux souverains. Cela avait notamment pour conséquence l’interdiction faite aux plus pauvres d’entrer dans ces forêts pour y exercer leurs droits coutumiers de prélèvement des ressources de première nécessité. La Charte des forêts réaffirme leur droit à faire usage des forêts et elle interdit de manière corrélative aux souverains de les enclore pour empêcher l’exercice de ces droits élémentaires.

[3] La formule de SCI (société civile immobilière) a été écartée sur les conseils de paysans du cru qui l’ont utilisée pour collectiviser des acquisitions autour de luttes foncières et fermières dans les années 70. L’existence de parts de SCI pose problème quand des fondateurs meurent et que leurs enfants se montrent peu concernés, voire pas du tout motivés par la pérennité de ces formules collectives. Sans parts ni actions qui pourraient se transmettre ou se vendre, le fonds de dotation évite cet écueil

[4] https://lafonciereantidote.org/

[5] https://reporterre.net/L-achat-des-terres-a-l-Etat-signe-la-mort-politique-de-la-Zad-de-Notre-Dame-des

[6] Dans un article influent publié en 1968, l’écologiste américain Garret Hardin affirmait que, lorsque plusieurs utilisateurs ont accès à une même ressource de valeur, il en résulte une « tragédie des communs » à laquelle aucune solution technologique ne peut être apportée. S’appuyant sur l’exemple des pâturages pour illustrer sa thèse, Hardin faisait valoir que chaque éleveur ajoutera une bête de plus à son troupeau aussi longtemps que cela maximisera son intérêt personnel, négligeant les coûts de cette activité pour les autres éleveurs avec qui il partage les communs. La conséquence en est l’épuisement puis la destruction finale des pâturages. La tragédie ne peut être évitée qu’en divisant la terre en parcelles privées ou par la régulation étatique. Grâce à la recherche rigoureuse d’Elinor Ostrom, cette conception ne fait plus consensus.

[7] E. Schlager, E. Ostrom, « Property-Rights Regimes and Natural Resources : A Conceptual Analysis », Land Economics, 68/3, 1992, pp. 249-262. Schlager et Ostrom proposent un schéma conceptuel permettant de distinguer et caractériser les différents régimes de propriété, selon divers faisceaux de droits pouvant être détenus par des utilisateurs de ressources naturelles. Cette typologie permet d’identifier des régimes de propriété se composant et se décomposant selon la distribution des droits qu’ils incluent.

[8] « Dès lors, dans la conceptualisation des régimes de propriété que développent Schlager et Ostrom c’est un renversement des positions défendues par la théorie néolibérale des droits de propriété qui s’opère. En mobilisant l’approche par les faisceaux de droits, sont mis en évidence que i) le droit d’exclure participe de la définition des régimes de propriété commune et ii) l’absence de droit d’aliénation ne signifie en aucun cas une définition incomplète ou « faible » du régime de propriété. De surcroît, comme de nombreux travaux sur les communs le montreront, cette absence de droit d’exclure n’implique nullement l’inefficacité de l’exploitation mise « en commun ». Tout au contraire, dans nombre de cas, c’est absence du droit d’exclure qui en fonde l’efficacité » F. Orsi, « Elinor Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune », Revue de la régulation, 2013, n° 14.

[9] Ce droit comporte trois attributs : le droit d’utiliser la chose, le droit d’en percevoir les fruits (exemple : recevoir les loyers d’un immeuble donné en location), le droit de disposer de la chose (exemple : transformer, détruire, vendre, donner, mettre en gage …). Une grande partie des dispositions en droit des biens de notre Code civil date, comme le Code civil lui-même, de la période de Napoléon Bonaparte. Le 1er septembre 2021 est entrée en vigueur une importante réforme du droit des biens. La définition du droit de propriété se retrouve dans l’article 3.50 du Code civil : « Le droit de propriété confère directement au propriétaire le droit d’user de ce qui fait l’objet de son droit, d’en avoir la jouissance et d’en disposer. Le propriétaire a la plénitude des prérogatives, sous réserve des restrictions imposées par les lois, les règlements ou par les droits de tiers. » L’article 544 de l’ancien Code civil absolutisait l’exclusivité du droit de propriété par l’utilisation des mots « de la manière la plus absolue »Notons que les mots « de la manière la plus absolue » sont supprimés et remplacés par les mots « plénitude des prérogatives ». Le nouveau libellé relativise l’exclusivité du droit de propriété. Ce qui a fait bondir de nombreux notaires pour qui le législateur a supprimé la référence au caractère absolu de ce droit, en voulant mettre davantage l’accent sur l’impact social du droit de propriété et l’intérêt général. Ce qui pose problème pour ces défenseurs du droit de propriété absolu, c’est l’article 3.67 qui prévoit que lorsqu’un fonds n’est ni bâti, ni cultivé, ni clôturé, toute personne a le droit de s’y rendre; sauf « si cela engendre un dommage ou nuit au propriétaire » ou « si ce dernier a fait savoir de manière claire que l’accès au fonds est interdit aux tiers sans son autorisation ». Alors que les défenseurs du droit des propriétaires crient au scandale parce qu’ils doivent accepter certaines tolérances sur leur terrain, pour autant que cet usage ne crée pas de trouble pour ce dernier, nous ne lisons rien dans cette réforme qui puisse nous aider pour notre projet.

[10] Sarah Vanuxem, 2018, La propriété de la terre, Éditions wildproject

[11] En droit romain «  loin d’être une chose indifférenciée, indéterminée, non qualifiée, la res est située, elle est le lieu de fonctions propres ». Elle affirme que « dès lors que l’on se propose de substituer à la conception moderne de la chose-objet, la conception romaine de la chose-lieu, on pourrait (….) définir les choses comme des milieux, les personnes comme leurs habitants, la propriété tel une faculté d’habiter, et les droits (ou biens ) comme les places occupées par les dénommés propriétaires dans les choses-lieux. Dans cette perspective, les propriétaires, loin d’être autorisés à faire des choses tout ce qu’ils veulent, seraient obligés d’adopter un comportement respectueux des lieux, c’est-à-dire approprié à ces choses situées ou à ces milieux « . Idem, page 61.

[12] Idem, page 66.

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