Chartreuse: habiter en drôles d’oiseaux
Les zadistes de la Chartreuse proposent de devenir oiseaux pour rendre présente et sensible, mais sur un mode ludique, la réponse potentiellement dévastatrice d’une nature que l’exploitation sans borne a déjà largement commencé à faire sortir de ses gonds.

Depuis son éclosion le dimanche 27 mars dernier, la ZAD (zone à défendre) de la Chartreuse est placée sous le signe des oiseaux. Des drôles d’oiseaux. Ce dimanche-là, sur le parvis du Fort de la Chartreuse, l’ornithologue amateur pouvait observer de près des vols de gauchos, de cocos, de totos, de bobos, d’intellos, d’écolos, de punkachiots, ainsi qu’une nuée de NIMBYos – ces drôles d’oiseaux dont on dit pour leur clouer le bec qu’ils refusent les constructions en bordure de leur jardin, parce qu’elles sont en bordure de leur jardin, y compris quand ils n’en ont pas, de jardin. C’est simple et efficace, et puis ça évite d’argumenter : il suffit de les classer une bonne fois parmi les égoïstes-qui-manquent-de-solidarité – solidarité avec les patrons, les entrepreneurs, les promoteurs qui se saignent aux quatre veines pour offrir du travail et du logement, solidarité avec tous les propriétaires passés, présents et à venir qui ont tout de même bien le droit de dévaster des mondes et de faire ce qu’ils veulent de leur propriété, puisque c’est la leur. Malgré tout ça, les NIMBYos (qui sont en passe de devenir une espèce invasive, peut être en raison du zèle que la Ville met à leur créer des niches écologiques en soutenant des projets absurdes et anachroniques un peu partout sur le territoire de Liège) étaient présents en masse. Et parmi tous ces drôles d’oiseaux, pas – ou très peu, pour des vols on ne peut plus furtifs – de petits fachos.

On a ensuite vu arriver les oiseaux-mots. On les a vus s’accrocher aux branches avec à leurs plumes de carton les paroles de poètes qui, comme Ronsard, n’aimaient pas trop les coupeurs d’arbres (Écoute bûcheron, arrête un peu le bras) ou qui, comme Louise Labé, partageaient avant l’heure et dans leur chair les douleurs de l’anthropocène, canicules et inondations comprises (Je vis, je meurs : je me brûle et me noie). Puis sont arrivés les Pic vert, Rouge-gorge et autre Gros-bec, comme autant d’ex-voto prêts à orner les barricades futures. Le soleil était généreux, l’atmosphère bon enfant. Tout le monde était chaud pour commencer à construire des barricades à partir de rien ou presque. Nous étions venus à deux couples de drôles d’oiseaux, dans l’idée de fabriquer rituellement des nids, histoire d’exorciser nos angoisses de guerre et de destruction des mondes humains et autres qu’humains.

Nous n’avons finalement pas construit de nids, mais on a vu surgir de belles barricades. Et une fois terminées, il est apparu que ces barricades ressemblaient fichtrement à des nids. Faites comme les nids d’oiseaux, par tressage et superposition de matériaux dont certains sont organiques, d’autres pas. Faites de tout ce que les drôles d’oiseaux avaient pu glaner çà et là, de tout ce que les riverains, commerçants et sympathisants ont apporté, ce jour-là et ceux qui ont suivi, comme contribution à l’occupation du lieu : troncs et branchages, mais aussi palettes, poteaux, caddies, vieux lits, vieilles portes, etc.

Quand nous sommes revenus le lendemain après l’école avec les enfants, j’ai eu l’impression très agréable d’entrer dans un monde parallèle, à mi-chemin de Robin des bois et des films italiens de Straub & Huillet (ceci dit pour les intellos et les cocos). En une nuit, le sortilège des nids-barricades avait opéré. Ils nous enveloppaient d’une énergie généreuse et délimitaient le périmètre d’un autre monde – un monde possible et déjà en voie de réalisation. Les enfants gambadaient avec joie, les zadistes souriaient et construisaient. Les promeneurs habitués du lieu côtoyaient des touaregs post-apocalyptiques enturbanné·es dans leurs T-shirts (par prudence, mais sans doute aussi par goût du folklore révolutionnaire). Quelques jeunes femmes coupaient des rejets de noisetier en expliquant aux enfants ce qu’elles comptaient en faire et que ce n’était pas mauvais pour l’arbre. Façon discrète de nous rappeler que durant des siècles la nature avait été non pas sanctuaire inviolé pour individus en manque de ressourcement, ou esclave à exploiter sans limite, mais partenaire relativement fiable d’une activité humaine mesurée – et que certaines pratiques pouvaient en garder la mémoire.

Cet après-midi là, en quittant avec un petit pincement au cœur la zone verte à défendre, en repassant de l’autre côté du nid-barricade, j’ai compris deux ou trois choses. Je venais de relire le livre d’Alice Cook et Gwyn Kirk sur la mobilisation des femmes de Greenham Common, en Angleterre au début des années 80. Des femmes contre des missiles (éd. Cambourakis, 2016) raconte l’histoire de la drôle d’occupation d’une base militaire de l’OTAN destinée à accueillir des armes nucléaires, rétrospectivement devenue un modèle d’action directe non-violente, espiègle et réussie. S’il est évident que ce genre d’occupation a pour but de créer un rapport de forces dans une situation où quelques-uns s’arrogent le droit de prendre des décisions néfastes pour presque toutes et tous, il est tout aussi évident que du strict point de vue physique, ces quelques planches et ces quelques corps ne feraient pas le poids en présence d’un ou deux engins de chantier et de l’intervention d’une police surarmée. Mais l’enjeu de l’occupation de la Chartreuse n’est pas là.

Contrairement à ce qu’un torchon mal inspiré voulait récemment nous faire croire, il ne s’agit pas de construire un camp retranché ou une forteresse imprenable défendue à jets de pierres. Il s’agit de rendre visibles et audibles la diversité des peuplements et des usages d’un lieu, d’intensifier et de matérialiser la présence, généralement évanescente, de tous ceux et celles pour qui ce lieu compte autrement qu’en euros, de toutes celles et ceux qu’on ne voit ou ne veut décidément pas voir ni calculer – qu’il s’agisse d’oiseaux, d’écureuils, d’arbres et de toutes leurs espèces compagnes, de binômes chiens-humains, d’enfants présents et à venir, de sinistrés des vallées ou d’asphyxiées de la canicule. Il s’agit aussi de continuer à parler et argumenter, pas seulement avec des mots, mais aussi avec des corps et des choses. Il s’agit d’établir des liens, de mettre en rapport et en connexion ce que les pouvoirs divisent et séparent pour mieux passer en force : division des parcelles et des juridictions, séparation des effets et des causes, déconnexion d’un présent déjà bien mal en point et des catastrophes futures qui nous pendent au nez.

De même que les femmes de Greenham Common s’étendaient dans les rues de Londres pour rendre présents et sensibles les effets de cette apocalypse nucléaire que l’absence de mobilisation rendait toujours plus probable, les zadistes de la Chartreuse proposent de devenir oiseaux pour rendre présente et sensible, mais sur un mode ludique, la réponse potentiellement dévastatrice d’une nature que l’exploitation sans borne a déjà largement commencé à faire sortir de ses gonds – et qui ne fera que s’amplifier si nous ne nous décidons pas à changer nos modes de vie, nos façons de construire, de circuler, de produire et de consommer. Ce qui commence non pas demain, mais ici et maintenant.

Ce n’est qu’un début, et entretemps le soleil s’en est allé, et il reste bien des présences à figurer, bien des conséquences à tresser, bien des voix à faire résonner. On attend le devenir rivière en folie, on attend le devenir smog, le devenir canicule et incendie. On attend que soient relayées et amplifiées la voix des insectes et la riposte des frênes et des champignons. On attend, mais on pourrait tout aussi bien ne pas attendre. Il ne nous est pas (encore) interdit de mettre en mouvement nos imaginations, nos voix et nos corps. Il ne nous est pas (encore) interdit de rejoindre le lieu et, chacun·e à sa mode, d’y habiter en drôles d’oiseaux.

 

Illustration d’Alexia Bertholet