Zapatistas on tour

[première partie]

Ce 14 septembre 2021, alors que je suis au boulot en réunion d’équipe, je reçois une notification sur mon téléphone m’informant d’un Vimeo Live : vers midi, à l’aéroport de Vienne, une délégation de l’EZLN1 débarque eu Europe en vue de rencontrer des collectifs et d’échanger sur les luttes en cours, des deux côtés de l’Atlantique. À Liège, je fais partie avec beaucoup d’autres de ce réseau d’accueil qui attendent les zapatistes depuis maintenant un an.

Si le réseau s’organise et attend depuis un an, on va dire que pour ma part, je poireaute depuis plus de 25 ans. Quand les zapatistes ont débarqué sur la scène politique internationale en 1994, j’avais une vingtaine d’années, des idées plein la tête et des gravas du mur de Berlin plein les poches… Avec une bande de potes, on s’est mis à rêver de faire de la politique autrement. D’un pamphlet écrit sur un coin de table en 1996 avec mon collectif affinitaire « L’Intersidérale » à la création d’instances plus larges comme le mouvement des « Cybermandaï » en 2002, « Indymedia Liège » en 2003 ou l’« Euromayday Liège » en 2005, les zapatistes ont hanté mon quotidien et fomenter mes désirs de mutations sociales et de pratiques horizontales. Si tous ces projets morts et enterrés ont infusé l’activisme liégeois actuel, ce passé militant me laisse perplexe à bien des égards. En terme de pratiques politiques en premier lieu. Nos mouvements n’ont pas échappé aux clashs idéologiques, à l’arrivisme politique, au sexisme, aux pratiques de domination, bref à la « Tyrannie de l’absence de structure2 » et je fus, parfois malgré moi, acteur de ces innombrables conflits humains qui ont laissé beaucoup de cicatrices et peu de victoires politiques.

Alors que je n’arrive pas à me concentrer sur ce qui se raconte à ma réunion d’équipe, mon œil constamment attiré par ce Vimeo Live où l’on voit ces indiens zapatistes perdus dans cet aéroport autrichien, je songe à toutes ces questions qui me traversent l’esprit… Et surtout aux mots que j’aimerais leur dire pour leur souhaiter la bienvenue.

 

 

Pour la génération X dont je suis issu, le zapatisme marquera la fin de la fin de l’histoire3. C’est le 1er janvier 1994 lors d’un soulèvement armé dans l’État du Chiapas au Mexique que l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) apparaît au grand jour. Le mouvement mexicain indigène marque ainsi le retour de l’utopie politique qui semblait bel et bien enterrée depuis deux décennies (et achevée avec la chute du mur de Berlin de 1989).

Pour toute une génération empreinte de nihilisme politique et de désillusion quant aux mouvements révolutionnaires, le zapatisme est donc pressenti comme une véritable espoir de changement social et politique.

Penser global, agir local

Une des particularités du mouvement zapatiste (ou appelé autrefois « néo-zapatiste ») est, « selon Fernando Matamoros Ponce, intellectuel mexicain, (…) un “cocktail explosif qui mélange guévarisme et indigénisme, théologie de la libération et mythes fondateurs de la nation mexicaine” (qui) s’est imposé comme le premier grand laboratoire politique de l’après‐mur de Berlin »4. Ce subtil mélange modifie profondément la rhétorique marxiste révolutionnaire employée par les guérillas. Par la plume de son célèbre porte-parole de jadis, le sous-commandant Marcos, les communiqués de l’EZLN sont teintés d’humour, de poésie, de spiritualité indigène… Un autre ingrédient, et non des moindres, est cette volonté affichée de ne pas vouloir prendre le pouvoir, ce qui est assez particulier pour une armée de libération nationale. Iels veulent créer « un autre monde où il y aura de la place pour tous les mondes ». On ne cherche plus comme autrefois l’hégémonie politique, mais on libère des territoires pour que les indigènes puissent y vivre selon leur mode de vie traditionnel et rural. Durant l’insurrection de 94, plusieurs milliers d’hectares appartenant à des grands propriétaires ont été réquisitionnés et redistribués aux sans-terre.

Les revendications d’autodétermination des peuples indigènes du Mexique arborées lors de l’insurrection armée sont élémentaires : autodétermination, dignité, démocratie, terre, justice, travail, logement, éducation et santé. Mais elles s’inscrivent dans un contexte global particulier. Le 1er janvier 1994 entre en vigueur l’ALENA. L’Accord de libre-échange nord-américain est un traité qui institue une zone de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique. Celle-ci vise essentiellement à réduire voire éliminer les barrières commerciales entre les trois pays signataires, tout en maintenant celles qui sont politiques (wikipedia). Les zapatistes ont compris très tôt que les accords commerciaux internationaux et l’uniformisation globale qui en découle sonneraient le glas de tout mode de vie traditionnel ainsi que du commerce local. En effet, les accords internationaux prévoient la possibilité de pouvoir vendre les terres qui, depuis la révolution mexicaine de 1910, sont gérées par l’usage communautaire. En ce sens, le mouvement zapatiste est considéré comme le précurseur du mouvement NoGlobal (puis altermondialiste en français)5 car la lutte s’est construite contre un accord commercial, symbole de la mondialisation. Si le mouvement zapatiste a posé les thématiques NoGlobal, il a également inspiré les dispositifs. Bien avant les Forums sociaux mondiaux6, les zapatistes ont convoqué de grandes rencontres internationales sur leur territoire. La rencontre intercontinentale pour l’Humanité et contre le néolibéralisme organisée au Chiapas en 1996 ouvrira la voie aux grandes contestations internationales, comme le contre-sommet de Seattle de 1999 qui a fait trembler l’Organisation Mondiale du Commerce. La force du mouvement NoGlobal était sans aucun doute inspirée de l’idéologie zapatiste parce qu’il intégrait dans ses préoccupations tout ce qui ressort de ce qu’on appellerait maintenant l’écologie sociale : organisation décentralisée et horizontale, respect de la terre-mère, des diversités ou des minorités, etc.

Don’t hate the media, be the media

© Tim Russo

L’art de la mise en scène est un atout dans la guerre de l’information. La première image qui sert à identifier l’Armée zapatiste de libération nationale, c’est incontestablement le passe-montagne. Se masquer le visage sert évidemment à ne pas être reconnu, mais pas seulement. « Pour être vus, soyons invisibles » disent les zapatistes. Mais selon la communicante mexicaine Carmen Gomez Mont, on peut aussi y voir une autre signification : « Le silence de l’indien mexicain mérite qu’on s’y attarde un moment. Octavio Paz dans Le Labyrinthe de la Solitude, analyse le caractère mystérieux, silencieux, mais attentif, de l’Indien Mexicain. L’Indien est plus un regard qu’une voix. Il observe et s’érige en témoin des actes qui sont commis contre sa propre culture »7. Si Carmen Gomez Mont évoque le silence des zapatistes comme une arme lorsqu’iels ont coupé la communication avec la presse en 1998 après le massacre d’Acteal commis par des paramilitaires proches du pouvoir8, on ne peut rester insensible à l’évocation du « regard indigène », prégnant lorsqu’on regarde un.e zapatiste cagoulé.e.

Si l’art de la mise en scène est importante pour L’EZLN, les zapatistes ont très vite compris que la guerre se passerait aussi dans les médias. Déclencher une insurrection le jour de la mise en application des accords de l’ALENA n’est évidemment pas anodin : « À ce moment-là, les regards du monde entier se tournaient vers le Mexique. Des centaines de correspondants étrangers venus du monde entier devaient témoigner sur place de ce que serait cette première journée de la signature de l’ALENA. Peut-être le premier jour d’un nouveau modèle de développement pour les pays du Sud ? Personne ne s’était jamais imaginé que les envoyés de la presse, de la radio et de la télévision allaient plutôt porter leur attention vers l’État le plus pauvre du pays, le Chiapas, et que la pièce allait se jouer non pas avec le Président du Mexique, mais avec un personnage complètement inconnu : le sous-commandant Marcos. C’est ainsi que, depuis sa naissance, le mouvement zapatiste a eu une dimension internationale »9.

La guérilla a également pris soin de choisir les médias mexicains à qui distiller ses communiqués (La Jornada, El Financiero, El Tiempo de Chiapas et Proceso10). Mais la stratégie médiatique des zapatistes repose avant tout sur la création de ses propres médias. Pour la communication interne d’abord, avec la création des radios communautaires pour garder le lien entre les villages zapatistes mais aussi pour communiquer vers l’extérieur. Très tôt, les zapatistes ont mis sur pied des équipes de vidéastes relatant leur situation et relayant leurs revendications, sans risque de voir les médias mainstream déformer leur propos ou manipuler les images. « Conscients du rôle de l’information, ils ont créé Promedios, un ensemble de groupes armés de caméras qui réalisent des films sur la santé, l’éducation ou le café. Une conversation entre des militants encagoulés et des militaires protégeant la construction d’une route illustre le combat contre une armée employée à toutes les viles besognes du gouvernement mexicain. Une « autre communication » se construit patiemment dans les caracoles, les centres zapatistes, en opposition à la machine de guerre mexicaine qui, en 2006, avait écrasé les insurgés d’Oaxaca ».11

C’est plus que probablement cette stratégie médiatique audacieuse qui a « sauvé » l’EZLN en condamnant les bases d’appuis zapatistes à la guerre de basse intensité permanente contre le gouvernement fédéral mexicain et les paramilitaires à sa solde. Il est clair que l’armée mexicaine aurait pu raser les villages autonomes et décimer l’EZLN en quelques semaines. C’était sans compter le soutien national et international, puissant dans les années 90 et la première moitié des années 2000.

Banderole déployée lors du sommet mondial contre l’OMC en 1999.

 

Si les zapatistes on influencé les mouvements NoGlobal et altermondialistes d’un point de vue idéologique, il en a été de même pour la stratégie médiatique. La bataille de Seattle12 n’aurait (peut-être) pas été gagnée si elle n’avait pas disposé d’un média indépendant puissant, contre-carrant les médias mainstream habituellement partiaux et fomenteurs de fake news lors d’événements insurrectionnel. Le 24 novembre 1999, Indymedia13 naissait à Seattle. Sous le slogan « Don’t hate the media, be the media », une communauté internationale d’activistes, de journalistes et de hackers jetaient les bases de ce qui allait devenir l’internet 2.0. Bien avant Facebook ou Youtube, le site d’Indymedia Seattle allait permettre aux actrices et acteurs de mouvements sociaux de publier eux-même leurs récits, photos, vidéos, communiqués, etc. Les médias mainstream, pris de cours, ont du s’aligner en reprenant des dépêches en provenance d’Indymedia. Durant l’année 2005, le réseau Indymedia culminera avec environ 175 antennes locales dans une soixantaine de pays sur tous les continents de la planète.14

Quinze ans plus tard, exceptées quelques antennes locales comme par exemple Indymedia Bruxelles, le réseau international n’existe plus mais peut se targuer d’avoir rendu populaires tous les outils de publications, absorbés depuis lors par les gafam. Il reste également un véritable témoin de luttes sociales du début du millénaire avec ces espoirs, ses victoires et ses échecs.

« Au siècle dernier, l’économie mondiale était structurée par les économies nationales et coordonnée à l’aide d’institutions internationales multilatérales, telles le GATT puis l’OMC, désormais dans l’impasse. À présent, l’économie mondiale est devenue un champ de bataille structuré autour des réseaux de multinationales imposant leurs vues à des pouvoirs publics qui se sont volontairement dessaisis, comme annoncé il y a 20 ans par la génération Seattle, de leurs pouvoirs et capacités de régulation fiscale, sociale et écologique ».15 Et au milieu de ce champs de bataille, la gauche sociale-démocrate européenne laminée par des décennies de politiques néolibérales.

Si le « Peuple de Seattle » et le mouvement Noglobal n’ont pas véritablement engrangé de victoire politique significative, la génération X rebelle a par contre quelque peu effrité l’hégémonie culturelle néolibérale en unifiant des luttes jadis fragmentées : On peut incontestablement y voir un apport singulier des zapatistes qui, comme personnes d’autres, ont porté les luttes sociales, la lutte pour le climat et le respect des minorités comme une parole unique. Beaucoup de mouvements actuels luttant contre la précarité, le dérèglement climatique ou les droits des LGBTQIA+ ont dans leurs ADN des traces de l’EZLN.

Le Voyage pour la vie

C’est dans ce contexte que commence « le Voyage pour la vie »16, imaginé par les zapatistes. Une tournée à travers le monde qui commence par l’Europe, avec, en avant-garde, le débarquement en juin 2021 sur les côtes galiciennes d’une délégation maritime composée de sept zapatistes ; quatre femmes, deux hommes et une transgenre. C’est d’ailleurs cette dernière, Marijosé, qui prendra la parole une fois sur la terre ferme : « Au nom des femmes, des enfants, des hommes, des anciens et, bien sûr, des zapatistes autres (ni homme, ni femme), je déclare que le nom de cette terre, que ses natifs appellent aujourd’hui “Europe”, s’appellera désormais : SLUMIL K’AJXEMK’OP, ce qui signifie “Terre rebelle”, ou “Terre qui ne se résigne pas, qui ne défaille pas”. Et c’est ainsi qu’elle sera connue des habitants et des étrangers tant qu’il y aura ici quelqu’un qui n’abandonnera pas, qui ne se vendra pas et qui ne capitulera pas. »

En Europe, en Belgique, mais aussi à Liège, ce voyage nous rempli  d’espoir, et peut-être de nostalgie pour les plus ancien.nes. Et si l’accueil de la délégation zapatiste pouvait raviver un mouvement social issus du siècle dernier ? C’est ce que nous allons essayer de voir dans la deuxième partie.

[à suivre]

 

Notes

1 Armée zapatiste de libération nationale : https://fr.wikipedia.org/wiki/Armée_zapatiste_de_libération_nationale (consulté le 2 novembre)

2 La tyrannie de l’absence de structure, Jo Freeman : https://infokiosques.net/spip.php?article2 (consulté le 8 novembre 2021)

3 L’histoire de la fin de l’histoire, Yann Lagarde : https://www.franceculture.fr/histoire/lhistoire-de-la-fin-de-lhistoire (consulté le 30 septembre 2021)

4 EZLN: Genèse et histoire du conflit néozapatiste au Chiapas, Serge De Sousa : https://www.gitpa.org/web/EZLN%201.pdf (consulté le 23 octobre)

5 Les zapatistes et les origines de l’altermondialisme, Christophe Aguiton : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article1683 (consulté le 28 septembre 2021)

6 Forum social mondial sur wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Forum_social_mondial (consulté le 29 septembre 2021)

7 op. cit. Note 6

8 The First Anniversary of the Acteal Massacre in Chiapas, Lynn Stephen : https://www.culturalsurvival.org/publications/cultural-survival-quarterly/first-anniversary-acteal-massacre-chiapas (consulté le 25 nov 2021)

9 Médias et néo-zapatisme dans la crise mexicaine : la spirale du silence, Carmen Gomez Mont : https://journals.openedition.org/communicationorganisation/2268 (consulté le 24 septembre 2021)

10 op. cit. Note 6

11 Videografia zapatista. Promedios 1998-2010 : https://www.monde-diplomatique.fr/2011/01/A/20048 (consulté le 29 novembre 2021)

12 Manifestation de 1999 à Seattle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Manifestations_de_1999_à_Seattle (consulté le 7 décembre 2021)

13 Indymedia, fistfm : https://fistfm.org/1999/11/30/indymedia/ (consulté le 12 septembre 2021)

14 Les temps d’Indymedia, Biella Coleman : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2005-2-page-41.htm (consulté le 6 novembre 2021)

15 20 ans après la bataille de Seattle, reprendre le contrôle sur les multinationales, et sur nos vies : https://basta.media/ordre-neoliberal-multinationales-generation-climat-Seattle-altemondialiste-gauche-ecologique-sociale (consulté le 6 décembre 2021)

16 Les zapatistes viennent en Europe raviver les braises de la rébellion : https://reporterre.net/Les-zapatistes-viennent-en-Europe-raviver-les-braises-de-la-rebellion (consulté le 8 décembre 2021)

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